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ART DE LA ROME ANTIQUE

 

art de la Rome antique

Cet article fait partie du dossier consacré à la Rome antique.
Origines

Pendant la période héroïque des débuts et des conquêtes (viiie s.-201 avant J.-C.), le peuple romain se compose de soldats-paysans, à l'économie simple et à la culture fruste ; l'art leur apparaît comme un luxe superflu et dangereux, sauf s'il est mis au service de la piété, qui est très vive, ou s'il sert à glorifier la puissance politique et militaire de la cité. Mais, d'autre part, Rome est en contact étroit et constant avec des peuples de culture avancée : d'abord et surtout les Étrusques, qui dominent politiquement la ville pendant le vie s. avant J.-C. et y introduisent l'urbanisme, l'architecture monumentale (temples du Capitole et du Forum boarium), fabriquent des statues de terre cuite ou de bronze (Louve du Capitole, vers 500 avant J.-C.) ; ensuite les Grecs, installés en Campanie, dont l'influence est favorisée par l'expulsion des rois étrusques, en 509 avant J.-C. selon la tradition. Au ve s. avant J.-C., les dieux grecs (Dioscures, Héraclès, Déméter, Apollon) affluent à Rome, suivis d'artistes qui viennent décorer leurs temples. La première période des grandes conquêtes, du milieu du ive s. au milieu du iie s. avant J.-C., est marquée d'une part par l'apport massif d'œuvres enlevées comme butin aux cités vaincues (pillage de Syracuse en 212 avant J.-C.), d'autre part par la construction, dans un complet désordre du point de vue de l'urbanisme, de sanctuaires, d'édifices publics et de monuments triomphaux, dont certains réalisent des formules originales : la basilique, vaste salle couverte, au plafond porté par des colonnes, et le fornix, ancêtre de l'arc de triomphe, nés l'un et l'autre au début du iie s. avant J.-C. Les arts plastiques se développent aussi, mais nous n'en n'avons presque rien gardé : le Brutus du palais des Conservateurs au Capitole représente seul une statuaire iconographique, en pierre et en bronze, qui envahissait déjà les places publiques. Une fresque représentant des scènes guerrières, découverte dans un hypogée funéraire de l'Esquilin est l'unique témoin d'une peinture triomphale très abondante, dont le grand maître fut, autour de 300, un très noble personnage, Fabius, qui légua à ses descendants le surnom de Pictor.
À tout cela il faut ajouter les arts industriels : la fabrication à Rome même et surtout dans la ville voisine de Préneste (Palestrina) de miroirs et de boîtes de bronze gravé, imités des Étrusques, mais dont les sujets sont souvent originaux (la représentation d'une scène de triomphe sur une ciste offre un intérêt exceptionnel, et la ciste Ficoroni [villa Giulia, Rome], consacrée aux aventures des Argonautes, est une œuvre de grande classe) ; la céramique décorée (plats du type de « genucilla » ornés d'une tête de femme). Le Latium est devenu un foyer de production artistique. R. Bianchi Bandinelli rattache cette production à l'art « médio-italique », qui, tout en subissant l'influence grecque italiote et celle de l'Étrurie, présente cependant une originalité, due à l'austérité de populations mal préparées à accepter les complications et les raffinements nés dans les cours hellénistiques et accueillis par les centres les plus évolués de la Méditerranée occidentale.
L'art patricien (iie s. avant J.-C.)


À partir du milieu du iie s., une coupure se produit dans la société romaine entre la noblesse, à qui la conquête a procuré d'immenses richesses, le moyen d'acquérir une culture fondée sur l'hellénisme et une morale moins austère, et la masse du peuple romain, dont la situation économique s'est plutôt dégradée et qui demeure attachée aux valeurs traditionnelles ; des conflits s'ensuivent (crise des Gracques ; guerre sociale) ; l'armée, composée de professionnels à partir de la fin du iie s. avant J.-C., en deviendra dès lors l'élément déterminant.
La noblesse investit une part importante de ses ressources dans la création artistique ; dès le début du iie s. avant J.-C., elle fait appel à des artistes grecs venus soit d'Athènes, qui a favorisé la mainmise de Rome sur l'Hellade, soit d'Asie Mineure (en 133 avant J.-C., Attalos III lègue le royaume de Pergame à Rome). Les plus connus sont des sculpteurs qui réalisent pour leurs patrons soit des copies d'œuvres classiques, soit des adaptations. Les plus doués parviennent à combiner ces emprunts à la tradition avec des éléments italiques : l'exemple le plus parfait de cette synthèse est la « base de Domitius Ahenobarbus », qui décorait le temple de Neptune au champ de Mars et qui est aujourd'hui partagée entre le Louvre et la Glyptothèque de Munich ; une partie des reliefs qui la décorent représente le cortège de Neptune, selon une formule fréquente dans l'art hellénistique. Le reste montre une scène de la vie politique de Rome : le recensement des mobilisés, accompagné d'un sacrifice à Mars. La date a été fort discutée ; les dernières recherches tendent à la situer soit vers 110 avant J.-C., soit vers 80 avant J.-C. Au iie s. avant J.-C., la production de portraits est plus abondante que jamais ; la plupart ont péri, et l'identification de ceux qui subsistent est souvent incertaine : citons une grande statue en bronze du musée des Thermes, où certains ont voulu reconnaître Sulla. La plupart de ces statues décoraient des temples, dont le nombre se multipliait, à Rome d'abord. Le quartier le plus en vogue était alors le champ de Mars, où l'on peut voir encore un ensemble religieux des iiie-iie s. avant J.-C. : l'aire du Largo Argentina, identifiée au portique Minucia, et qui contient quatre temples. Les deux sanctuaires antiques les mieux conservés de Rome, le temple rond et le temple ionique rectangulaire situés sur le bord du Tibre, sont de la fin de cette période ; ils présentent deux formules caractéristiques de l'architecture religieuse romaine, la rotonde et le temple « pseudo-périptère », aux colonnes engagées dans le mur de la cella. Un effort pour ordonner l'urbanisme anarchique de Rome commence à se faire sentir. Il aboutira, pendant la dictature de Sulla, à la construction du Tabularium qui domine le Forum.
Mais les réalisations les plus spectaculaires de l'architecture monumentale romaine au iie s. avant J.-C. se trouvent dans les villes du Latium. Le sanctuaire de la Fortune à Préneste est un gigantesque complexe – partiellement dégagé depuis la Seconde Guerre mondiale – de terrasses étagées sur la pente abrupte de l'Apennin et dominées par une structure en hémicycle analogue à un théâtre. Après de longues discussions entre partisans d'une datation vers le milieu du iie s. avant J.-C. et partisans d'une datation sullanienne, l'épigraphie paraît avoir tranché en faveur des premiers. Dans cet ensemble sont déjà en œuvre les principes et les techniques que les architectes de l'époque impériale allaient appliquer en les perfectionnant pendant cinq siècles : l'emploi d'un matériau nouveau, le blocage de pierres liées au ciment, et la connaissance des lois de la mécanique permettent de remodeler complètement le paysage, en lui imposant un ordre rationnel fondé sur la symétrie ; l'élément fondamental de l'architecture grecque, l'entablement porté par les colonnes, n'est plus utilisé que pour masquer les structures dynamiques.
Tout en utilisant pour ces constructions publiques, qui servaient leur propagande, une large partie des ressources que leur procurait l'exploitation des vaincus, les nobles romains de la fin de la République en réservent une part importante pour se créer un cadre de vie personnelle confortable et raffiné ; les bourgeois des régions italiennes les plus favorisées les imitent. Nous voyons ainsi à Pompéi et à Herculanum, petites villes de la riche Campanie « fossilisées » par l'éruption du Vésuve en 79 après J.-C., la maison italique traditionnelle, constituée à l'origine essentiellement par l'atrium (cour de ferme entourée d'un préau pour certains archéologues, vaste salle commune couverte selon d'autres), devenir de plus en plus semblable aux palais des rois hellénistiques : on ajoute en arrière le péristyle, portique entourant un jardin, on pare les sols de mosaïques (celles de la maison du Faune à Pompéi, qui datent de 80 avant J.-C. environ, sont dignes des plus beaux palais orientaux) et surtout on orne les murs de peintures, qui, après avoir imité des marbres précieux, en viennent, à partir du deuxième quart du ier s. avant J.-C., à évoquer, derrière la paroi supposée transparente, un monde étrange et fantastique. Ainsi s'exprime le besoin d'évasion d'hommes à qui le monde où ils vivaient offrait certes des possibilités et des satisfactions infinies, mais aussi d'incessants périls ; l'angoisse constante s'exprime dans de nombreux portraits d'hommes de cette époque, inspirés de la tendance « physiognomique » hellénistique : parmi les plus émouvants, ceux de Cicéron et de Pompée, qui, comme beaucoup de leurs contemporains, périrent de mort violente.
L'art des généraux et des premiers empereurs (80 avant J.-C.- 68 après J.-C.)

Un pilier triomphal, découvert au pied du Capitole, où il fut probablement consacré par Sulla (actuellement au Museo Capitolino), est bien caractéristique de l'art de la période des guerres civiles, au cours desquelles des imperatores, appuyés sur des troupes de professionnels qu'ils fanatisaient en faisant croire qu'une chance surnaturelle les rendait invincibles, s'efforcèrent d'établir un pouvoir monarchique. Les armes qui composent la frise de ce monument et qui reproduisent les unes des dépouilles enlevées à Mithridate, les autres des boucliers sacrés symbolisant les principaux dieux de Rome, ont une valeur significative précise, déterminée d'une part par leur nature et d'autre part par leur place dans la syntaxe de la composition. Celle-ci est ordonnée dans une symétrie rigoureuse par rapport à l'axe de chaque face, où se trouve l'objet le plus important ; ce système de composition, que nous appelons héraldique, prévalait dans les arts de l'ancien Orient, en particulier dans celui de Sumer ; il avait été complètement éliminé par le classicisme grec. Sa réapparition dans l'art romain du ier s. avant J.-C., qu'il va complètement dominer, est un des traits qui différencient le plus nettement cet art des écoles hellénistiques, auxquelles il emprunte par ailleurs la plupart de ses thèmes.
Il subsiste bien peu de choses des grands monuments réalisés par les chefs militaires qui dominent la politique de la République agonisante. On a récemment identifié quelques éléments du décor du premier théâtre permanent de Rome, construit par Pompée en 55 avant J.-C. Le forum de César, qui prolongeait au nord-ouest le vieux Forum romain, devenu trop étroit, a été dégagé avec les ruines du temple de la déesse protectrice du dictateur, Venus Genitrix ; mais tout cet ensemble a été reconstruit complètement par Trajan.
Au contraire, un grand nombre des édifices construits sur l'ordre d'Auguste, à Rome, en Italie et dans les provinces, au cours du règne demi-séculaire qui rendit enfin la paix au monde méditerranéen épuisé (31 avant J.-C.-14 après J.-C.), ont traversé les âges, parfois presque intacts, comme l'admirable Maison carrée de Nîmes. Le plus important pour l'historien de l'art est justement un autel dédié à la « paix d'Auguste » qui se dressait à Rome, dans la partie nord du champ de Mars, et qui a été reconstitué aussi près que possible de son emplacement originel ; le décor essentiel est sculpté sur une enceinte de marbre qui entoure l'autel proprement dit. Les plaques qui la composent sont ornées au bas de rinceaux d'acanthes, ciselés avec une précision d'orfèvre et pourtant pleins de vie malgré la rigoureuse ordonnance de leur disposition ; ces sculptures sont inspirées par des modèles pergaméniens plus anciens de deux siècles. Au-dessus, le sculpteur a représenté la procession qui s'était déroulée le jour de la dédicace de l'autel, sous la conduite de l'empereur lui-même, suivi des prêtres, des magistrats, de sa famille et de tout le peuple romain. La noble gravité de la cérémonie est tempérée par quelques scènes familières mettant en valeur la tendresse des rapports entre les héritiers du prince et leurs jolies épouses ainsi que la gentillesse de leurs enfants. Ce maître de l'Ara Pacis, dont le nom et l'origine nous restent inconnus, peut être comparé à Virgile par l'aisance avec laquelle il a su assimiler l'héritage du classicisme grec et le revivifier par une sensibilité vivante qui fera hélas défaut à ses successeurs.
Auguste s'était assigné la tâche énorme de remettre en état tous les temples de Rome ; il en construisit bon nombre de nouveaux, dont les plus importants sont celui d'Apollon sur le Palatin et celui de Mars Vengeur, qui dominait un nouveau forum, orienté perpendiculairement à celui de César ; d'autre part, un grand nombre de villes d'Italie et des provinces, même dans des régions encore à demi barbares comme la Gaule, suivirent l'exemple de la capitale. Aux sanctuaires s'ajoutèrent partout toutes sortes d'édifices à fonctions politique, économique ou culturelle, comme les théâtres et les amphithéâtres. Ce gigantesque effort de construction donna l'occasion de fixer les règles de l'art de bâtir ; en particulier, c'est dans le dernier quart de siècle qui précède notre ère qu'on arrêta définitivement les caractères de l'ordre corinthien romain, dont la Maison carrée de Nîmes, qui date de ce temps, nous offre le plus remarquable exemple. Les éléments typiques sont le chapiteau à acanthes « en feuille d'olivier », la frise décorée de rinceaux proches de ceux de l'Ara Pacis, la corniche soutenue par de petites consoles, ou modillons, qui font alors leur apparition. C'est dans les premières années du règne d'Auguste qu'un ancien officier du génie de César rédigea un traité d'architecture qui fut considéré, de la Renaissance à la fin du xixe s., comme un véritable livre saint. En réalité, Vitruve, esprit assez borné et rétrograde, bien que fort cultivé, ne comprit pas les tendances novatrices de son temps ; à plus forte raison ne pouvait-il prévoir les développements de l'art de bâtir aux siècles suivants, qui, à tous égards, laissèrent loin derrière eux celui d'Auguste.
Le pouvoir impérial étant fondé sur la victoire, Auguste attachait une importance particulière aux monuments qui exaltaient sa gloire militaire ; en 29 avant J.-C. apparut au Forum romain un nouveau type d'édifice triomphal qui va être presque immédiatement imité d'un bout à l'autre de l'Empire : l'arc de triomphe, qui diffère du fornix républicain par ses dimensions plus fortes, son décor de colonnes et la richesse de son ornementation sculptée. Les principaux arcs augustéens se trouvent en Italie du Nord et en Gaule méridionale. La propagande impériale utilise encore les armes d'apparat (cuirasse de la statue d'Auguste trouvée à Prima Porta), les monnaies, les camées, dont la taille atteint alors sa perfection (Gemma augustea de Vienne, Grand Camée de France à la Bibliothèque nationale, qui date de Tibère).
Dans le décor pictural des maisons (on connaît celle d'Auguste lui-même, sur le Palatin), une réaction se manifeste contre la fantaisie irrationnelle de l'époque précédente : le IIIe style, qui apparaît vers 15 avant J.-C., supprime les échappées derrière la paroi. L'art augustéen se prolonge sans se renouveler sous ses successeurs, Tibère, Caligula et Claude (14-54 après J.-C.). Le dernier prince de la dynastie, Néron, est un demi-dément, que nous comparerions volontiers à Louis II de Bavière ; persuadé d'être un grand artiste, et probablement moins dépourvu de talent qu'on ne l'a dit, il voulut faire du pouvoir suprême un des beaux arts et substituer l'esthétique à la morale. Un des grands incendies qui ravageaient périodiquement Rome lui donna l'occasion de rebâtir une partie du centre selon un urbanisme rationnel ; on lui reprocha surtout d'avoir profité de l'occasion pour insérer au milieu des quartiers reconstruits une résidence (Domus aurea) conçue plutôt comme une villa de campagne que comme les hôtels urbains où avaient vécu ses prédécesseurs. Le décor pictural de cette « Maison d'or » (ou « dorée »), œuvre du peintre Fabullus, fut aussitôt imité par les particuliers, surtout à Pompéi, qui vivait alors ses dernières années dans une activité fiévreuse ; le IVe style, comme on l'appelle, revient aux tendances fantastiques du IIe ; le monde imaginaire qu'il laisse entrevoir derrière la paroi, à travers une architecture baroque, est inspiré souvent du théâtre pour lequel Néron éprouvait une passion déraisonnable.
L'art de l'Empire (68-285 après J.-C.)


La mort de Néron, en 68, marque aussi la fin de la noblesse qui avait gouverné Rome depuis le iie s. avant J.-C. et lui avait imposé son idéal culturel, partagé par César, Auguste et leurs héritiers. Vespasien, qui accède au trône en 69, est issu d'une famille de la bourgeoisie italienne que ses goûts portaient vers un « art plébéien » (selon l'expression de R. Bianchi Bandinelli) plus près de la vie familière, indifférent aux savantes spéculations de l'esthétique grecque, et en particulier à la reconstruction d'un univers mesuré sur l'homme et conforme à sa raison, soucieux, en revanche, d'efficacité psychologique, ce qui lui fait employer souvent des procédés comparables à ceux de la publicité moderne. Cet art, jusque-là maintenu au second plan, va maintenant prendre d'autant plus d'influence qu'il s'accorde aux tendances dominantes dans la bourgeoisie des provinces d'Occident, qui bénéficie à ce moment d'une grande prospérité économique. Cependant, la haute société romaine ne renoncera pas à défendre la tradition classique, de plus en plus identifiée avec l'art augustéen ; elle y sera encouragée par la pénétration dans son sein de nombreux éléments venus du monde grec, en particulier d'Asie Mineure, pour qui ce classicisme s'identifie avec l'hellénisme. Cependant, d'autres éléments d'origine hellénique préféreront un art pénétré de passion, inspiré des écoles hellénistiques pergaménienne et rhodienne, qui, d'ailleurs, avaient déjà autrefois influencé l'Italie et n'avaient pas perdu toute audience, même à l'époque augustéenne. En revanche, l'influence des civilisations orientales non hellénisées (Syrie, Égypte, Mésopotamie, Iran), si elle se manifeste assez tôt dans le domaine religieux, semble avoir été pratiquement négligeable dans celui de l'art.
On peut donc, dans un souci de simplification, dire que trois grandes tendances vont désormais s'affronter dans l'art romain, dont le domaine s'étend maintenant à l'ensemble des régions bornées par le limes, avec une production qu'il est pratiquement impossible de dénombrer : la tendance plébéienne, la tendance classique et la tendance pathétique ou baroque. C'est surtout dans le domaine de l'iconographie qu'il est relativement aisé de les discerner : à la tendance plébéienne se rattachent des portraits qualifiés souvent plus ou moins exactement de réalistes, qui confèrent au modèle une vie intense par la reproduction de ses particularités souvent disgracieuses et qui, en général, s'efforcent d'exprimer son énergie virile. Cette tendance prévaut au temps de César, de nouveau sous les Flaviens et reparaît au iiie s. à l'époque de l'« anarchie militaire ». Elle s'oppose absolument au classicisme, qui idéalise le modèle aux dépens de sa personnalité : triomphant sous Auguste, le classicisme reparaîtra sous Hadrien, sous les derniers Sévères et enfin sous Constantin. La tendance pathétique, enfin, atteint son apogée sous Antonin et Marc Aurèle.
Des faits analogues peuvent être constatés dans d'autres branches de l'art ; ainsi, à Rome, la grande frise de la colonne Trajane, réalisée entre 112 et 117, témoigne d'un esprit classique dans le traitement de la figure humaine, constamment idéalisée, et dans la composition équilibrée des scènes, bien que les exigences matérielles du genre (il s'agissait de présenter des milliers de personnages et d'objets sur un étroit ruban de pierre, dans un cadre évoquant d'immenses paysages) aient obligé à accepter, surtout dans la représentation de l'espace, des conventions analogues à celles de l'art primitiviste. Au contraire, la colonne de Marc Aurèle, plus récente d'une soixantaine d'années, présente une conception pathétique poussée jusqu'à la déformation systématique de la figure humaine, afin d'exprimer la passion et l'horreur de la guerre. Un troisième monument triomphal, l'arc de Septime Sévère, qui date des toutes premières années du iiie s., supprime pratiquement le décor, groupe les figures en masses compactes pour donner un effet de puissance, les présente systématiquement face au spectateur ; l'origine de ces procédés se trouve dans l'art plébéien. Le décor des sarcophages, qui apparaissent au début du iie s. et qui seront, avec les portraits, les seules œuvres sculptées importantes à partir du deuxième tiers du iiie s., suit la même évolution.
L'architecture demeure l'art roi ; l'ingéniosité créatrice des bâtisseurs ne sera affectée par aucune des crises externes ou internes qui, pendant plus d'un siècle – de 166 à 284 –, paraîtront annoncer la mort de l'Empire. Continuant les recherches de leurs devanciers, les architectes du iie s. et du iiie s., dont le plus illustre est Apollodore de Damas, maître d'œuvre de Trajan, rechercheront des formules sans cesse plus hardies pour couvrir en voûtes d'immenses surfaces. Le matériau est toujours le blocage de ciment, masqué à Rome par des parements en brique et dans les provinces par divers types de maçonnerie. Les programmes sont orientés vers l'efficacité et le confort : d'une part, les ports, les marchés (marchés de Trajan à Rome), les constructions hydrauliques, les grands immeubles de rapport et, d'autre part, les thermes, les édifices destinés aux spectacles ont la priorité. Les premiers servent le difficile équilibre économique de l'Empire, les seconds l'action psychologique qui en maintient la cohérence. L'utilisation systématique de la voûte conduit l'architecte à créer un espace artificiel clos dans lequel une lumière savamment canalisée joue sur un décor plaqué aux parois. Ces tendances se remarquent dans les grands thermes impériaux à plan symétrique, qui apparaissent sous Trajan, atteignent leur apogée à Rome avec les fondations de Caracalla (211-217) et de Dioclétien (284-305) et se multiplient par centaines dans les provinces. Notons, à ce propos, que l'impression d'uniformité qu'on éprouve en retrouvant des constructions de même type de l'Écosse à l'Euphrate est détruite par un examen plus poussé de ces monuments : par exemple, l'exploration des thermes de Mactar (Tunisie) nous révèle un type d'édifice balnéaire conforme dans ses grandes lignes au schéma « impérial », mais présentant, contrairement aux exemples déjà connus de cette famille (celui de Cluny à Paris est l'un des mieux conservés), une façade articulée et largement ouverte de baies. Il s'agit là, cependant, d'une tentative isolée et à contre-courant, la tendance générale étant en faveur de l'espace artificiel clos. En créant le Panthéon, Hadrien transpose même cette formule dans l'architecture religieuse.
Cette recherche de l'espace clos est certainement l'une des causes de la décadence des modes d'expression artistique auxquels les Grecs avaient donné la priorité, comme la sculpture en ronde bosse. Une autre cause de cette décadence, qui s'applique également à la peinture murale, est que la force de la tradition empêchait pratiquement toute création originale dans ces domaines. Au contraire, la mosaïque connaît depuis le début du iie s. un extraordinaire développement, précisément parce qu'elle convient à merveille à la décoration de l'espace clos. Des écoles indépendantes se développent en Italie et dans les principales provinces ; toutes reviennent au décor figuré, qui, au ier s. avant J.-C. et au ier s. après J.-C., avait été presque abandonné pour le décor géométrique ; mais, tandis que l'école italienne traite ce décor figuré en noir sur fond blanc, les écoles provinciales utilisent dès le début du iie s. une polychromie extrêmement riche. D'autres caractéristiques sont, au contraire, communes à toutes les écoles : l'abandon de l'illusionnisme pictural, les figures étant souvent traitées comme des motifs ornementaux ; la tendance à la surcharge, qui, à partir de la fin du iie s., fait multiplier et foisonner les éléments du décor, qui finissent par recouvrir entièrement le champ. On peut résumer sommairement cette évolution en disant que la mosaïque de sol, qui, au ier s., ressemblait soit à un dallage, soit à un tableau, prend de plus en plus l'aspect d'un tapis lourdement brodé.
La renaissance constantinienne et la fin de l'art romain

Les tendances que l'on vient d'analyser semblaient annoncer l'apparition d'un art fondé sur des principes entièrement différents de ceux qu'avaient formulés les Grecs. Or, on constate qu'au ive s. certaines œuvres sont caractérisées par un souci de la netteté et de l'équilibre des formes qu'il faut incontestablement qualifier de classique : il en est ainsi dans le domaine du portrait, mais aussi dans celui du relief, représenté principalement par les sarcophages, de la peinture (plafond peint du musée épiscopal de Trêves), dans celui de la mosaïque (mosaïque de chasse de Daphné-Antioche, au Louvre), ainsi que dans ceux de l'orfèvrerie et de l'illustration des manuscrits, qui connaissent alors un développement particulier. La même tendance apparaît aussi dans l'architecture, notamment celle des grandes villas seigneuriales, par exemple en Aquitaine (Montmaurin). Il s'agit d'une « Renaissance » ; le phénomène n'est pas nouveau, mais prend alors une importance spéciale, qu'explique la situation sociale : après les troubles du iiie s. se reconstitue une aristocratie riche et raffinée, qui réduit les paysans à une condition bien pire que celle qu'ils avaient connue au Haut-Empire. Le transfert, en 330, du principal centre politique de l'Empire à Constantinople accentuera ce phénomène, les milieux anatoliens étant toujours restés plus fidèles que ceux d'Occident à la tradition hellénistique. C'est dans cette atmosphère que se produit la naissance de l'art chrétien officiel, qui diffère profondément de l'art antérieur à la paix de l'Église, d'inspiration résolument plébéienne.
Cependant, l'art plébéien, devenu l'art provincial, ne devait pas mourir ; par des voies actuellement mystérieuses, il a engendré en Occident la sculpture que nous appelons romane : non seulement la reprise de thèmes, mais la similitude des modes d'expression est incontestable. Par ce biais, l'art romain propre apparaît donc comme une des composantes essentielles de la culture artistique de l'Occident. L'architecture impériale allait, d'autre part, servir de modèle pour le décor, mais non pour les structures, à tous les constructeurs européens du xvie au xixe s. Quant à la peinture, elle a exercé une influence plus discontinue, mais féconde, au xvie s. d'abord (Raphaël s'inspire de la Maison dorée de Néron), puis au xviiie s., après les premières fouilles d'Herculanum et de Pompéi.

 

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PRÉHISTOIRE

 

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Période de l'histoire humaine qui a précédé l'apparition de l'écriture.
Histoire de la préhistoire

Introduction


Tableau synoptique de la préhistoireSquelettes et fossiles
L'existence de l'homme préhistorique et de ses industries a été entrevue, affirmée puis pleinement confirmée grâce à diverses recherches ou découvertes faites séparément par des sciences comme la géologie, la paléontologie, l'ethnologie et l'anthropologie. Science jeune, au carrefour des sciences humaines et des sciences de la nature, la préhistoire ne cesse désormais de faire progresser notre connaissance sur nos plus lointains ancêtres. Cette discipline s'est peu à peu imposée, malgré les interdits et les tabous, religieux notamment. Ainsi, jusqu’au xviiie s., l'idée même d'une pré-histoire, différente de celle écrite dans la Bible notamment, était absolument impensable. Au xviiie s., Linné et Buffon placent au sommet de la hiérarchie des êtres vivants l'homme, qui dès lors n'est plus seulement une créature, mais devient le plus doué des mammifères. Charles Darwin, au xixe s., cherchant le plus proche ancêtre de l'homme trouve le singe. L'idée selon laquelle l'homme appartient au même système évolutif que tous les êtres vivants va devenir prédominante et encourager les premières fouilles visant à découvrir le « pré-homme », le « chaînon manquant » qui ne peut être qu'un singe pensant. À la fin du xxe s., les diverses techniques dont disposent les préhistoriens leur permettent de savoir d'une façon de plus en plus précise comment vivaient les hommes préhistoriques, de reconstituer leurs diverses activités et jusqu'au mode de relations sociales qu'ils entretenaient. La préhistoire atteint là à une véritable « ethnologie préhistorique ».
Des superstitions médiévales aux premiers antiquaires

Depuis le Moyen Âge chrétien jusqu'au xixe s., la Bible – et plus particulièrement la Genèse – sont, en Occident, les fondements de l'histoire de l'homme et servent de base pour évaluer les âges de la Terre. Ainsi, l'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert expose encore que le monde a connu plusieurs époques : la Création remonte à 6000 ans avant J.-C. ; 2262 ans plus tard se produisit le Déluge, puis 738 ans après le partage des nations, etc. Cependant, au xixe s., il faudra bien admettre l'existence d'un homme antédiluvien qui fabriquait des outils de pierre. Longtemps d'ailleurs, les silex taillés et les haches polies ont attiré l'attention des hommes. Ainsi, au Moyen Âge et jusqu'au xviiie s., ces vestiges étaient appelés « pierres de foudre », car, selon les croyances populaires, elles étaient issues de l'orage. De la même façon, les silex taillés, et plus particulièrement les pointes de flèches, étaient réputés avoir un pouvoir magique bénéfique et des vertus curatives. Ces pointes étaient connues sous le nom de « glossopètres » (du grec glossâ, langue, et petra, pierre). Longtemps on les confondit, en effet, avec les dents fossiles de certains poissons que les Anciens croyaient être des langues de serpent pétrifiées. C'est l'Italien Michele Mercati qui, dès le xvie s., comprit la confusion, mais son œuvre ne parut qu'au xviiie s.
En 1492, la découverte de l'Amérique provoque un bouleversement complet de la pensée occidentale. La découverte de peuples « primitifs » fabriquant des outils comparables aux glossopètres et aux pierres de foudre va faire naître la curiosité de certains. À partir du xvie s., les premiers passionnés d'antiquités collectionnent les pierres gravées et sculptées, les cabinets de curiosités se multiplient et l'idée de fouiller commence à se faire jour. En 1685, la première fouille est réalisée : celle du dolmen de Cocherel en Normandie.
La découverte de l'homme nouveau

Les origines de l'homme

Les origines de l'homme  Succession chronologique des hominiens
Puisque le Déluge avait englouti tout ce qui était vivant à la surface de la Terre, le xviiie s. recherche plus particulièrement les hommes ensevelis par la punition divine et c'est, pendant la première moitié du xixe s., la course aux ossements fossiles. Au cours de ces recherches, de nombreux outils en pierre sont mis au jour. Il devient clair, notamment sous l'impulsion de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes, que ces outils ont été fabriqués par l'homme. On accepte alors peu à peu l'idée que ces témoins de l'activité humaine sont contemporains des animaux d'espèces disparues dont on retrouve aussi les ossements. L'existence de l'homme à une époque géologique antérieure aux temps actuels est ainsi prouvée, bien que certains, comme George Cuvier, l'aient niée jusqu'à l'absurde.

Homme de Cro-Magnon
Il restait à trouver les squelettes de l'homme qui avait façonné ces premiers outils. Le crâne de Neandertal, découvert en 1856 dans la vallée de Neander (Allemagne), avait été considéré comme une pièce pathologique en raison de sa voûte fuyante et de la taille de ses arcades sourcilières. Il est oublié jusqu'en 1864, où l'espèce est officiellement reconnue par Kingen comme distincte de l'homme moderne et baptisée Homo neandertalensis. En France, la mise au jour d'un squelette à peu près complet d'homme de Neandertal aura lieu à la Chapelle-aux-Saints en 1908. À partir des années 1860, les recherches mais aussi les exhumations d'hommes fossiles se succèdent. L'homme de Cro-Magnon est trouvé en 1868. En 1891, c'est la retentissante découverte par le Néerlandais E. Dubois du pithécanthrope (Pithecanthropus erectus), à Java, qui fut alors considéré comme l'« homme-singe », le chaînon manquant de l'évolution.
Depuis un siècle, les nombreuses fouilles ont permis de mieux cerner et de faire reculer dans le temps les origines de l'homme. En 1974, en Afrique orientale, a lieu la découverte du squelette de Lucy, préhomme appartenant à l'espèce Australopithecus afarensis(australopithèque), qui vécut il y a 3,5 millions d'années. À la fin des années 2000, on considère que les espèces les plus vieilles appartenant à la lignée humaine sont Ardipithecus ramidus (4,4 millions d'années), découvert en Éthiopie, Australopithecus anamensis (entre 4,2 et 3,9 millions d'années), découvert au Kenya, et Toumaï, âgé de 7 millions d’années et mis au jour au Tchad
La bataille de l'art

La Madeleine, bois de cerf gravé
Au début du xxe s., la communauté scientifique a, difficilement, fini par admettre l'ancienneté de l'homme et sa contemporanéité avec les grands mammifères quaternaires disparus. Elle connaît les outils qu'il fabriquait et les animaux qu'il chassait. Cependant, si l'image de l'homme préhistorique n'est plus tout à fait celle d'une brute épaisse et fruste (grâce, notamment, à la découverte de sépultures, preuve d'une certaine croyance en un « au-delà »), on n'ose imaginer que ces hommes, sortis des ténèbres, puissent être des artistes raffinés. Pourtant, la mise au jour la plus ancienne d'un objet préhistorique décoré (grotte du Chauffaud, dans la Vienne) date de 1834, mais l'objet est alors attribué aux Celtes. Les découvertes se multiplient avec les fouilles de l'abri rocheux de La Madeleine, qui révèlent un mobilier très abondant, celles de Gourdan ou d'Arudy dans les Pyrénées. L'art mobilier est peu à peu reconnu et Édouard Lartet en fait la base de sa classification des différentes périodes préhistoriques.

Peinture rupestre de Niaux
Il n'en va pas de même pour toutes les figures peintes ou gravées sur les parois des grottes. Lorsque le docteur Garrigou révèle, en 1864, les magnifiques peintures de Niaux (Ariège), lorsque Léopold Chiron signale, en 1878, l'existence de gravures dans la grotte Chabot (Gard) et le marquis de Santuola les grandioses peintures du plafond d'Altamira (Espagne), la communauté scientifique reste indifférente et sceptique. En 1895, Émile Rivière décrit les peintures de la Mouthe aux Eyzies ; l'année suivante, François Daleau raconte sa découverte des gravures de Pair-non-Pair (fouillé depuis 1881) ensevelies sous des sédiments préhistoriques. En 1901, l'abbé Henri Breuil participe aux fouilles de Font-de-Gaume et des Combarelles aux Eyzies-de-Tayac. Quelques semaines plus tard, Émile Cartailhac, éminent opposant à l'existence de l'art pariétal paléolithique, se range à l'avis de Breuil et la reconnaissance officielle se fera en 1902 lors du congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences (A.F.A.S.).
Vers une ethnologie de la préhistoire

Jusque dans les années 1950, la fouille visait essentiellement à la récolte des objets : outils de silex ou d'os, parure en coquillage, etc. Pour ce faire, des terrassiers réalisaient, à la pelle ou à la pioche, des tranchées profondes dont la terre était ensuite tamisée pour en séparer les objets. Outre la recherche de vestiges matériels, la fouille servait aussi, éventuellement, à établir une stratigraphie pouvant permettre une relative datation de l'occupation des sols. Nombre de gisements, malheureusement parmi les plus importants, furent ainsi abîmés.
À partir de la seconde moitié du xxe s. se produisent un renouvellement des idées et une révolution dans les méthodes de fouille dont l'un des précurseurs est André Leroi-Gourhan. Pour lui, ethnologue et anthropologue, « on ne fait pas plus de préhistoire en ramassant des haches taillées qu'on ne fait de la botanique en cueillant des salades ». Il met l'accent, tout au long de sa vie, sur la nécessité d'une étude globale des gisements, sur la possibilité de connaître les modes de vie des hommes préhistoriques. À partir de 1952, lors des fouilles d'Arcy-sur-Cure, il adopte de nouvelles méthodes de fouille, tentant de prendre en compte tous les vestiges, la moindre esquille osseuse, témoignage du repas de nos ancêtres, ayant la même importance que le foyer, centre physique et social de l'habitat. Ces méthodes seront pleinement exploitées sur le site de Pincevent, fouillé depuis 1964. Le sol où vécurent les hommes du magdalénien, il y a plus de 12 000 ans, est dégagé horizontalement, chaque vestige laissé scrupuleusement en place. Le résultat, lorsqu'une surface suffisante a été dégagée, donne une image très proche de celle que purent avoir les hommes préhistoriques lorsqu'ils quittèrent leur site, à l'automne, avant d'aller rechercher ailleurs leur nourriture pour l'hiver.
À la fin du xxe s., les préhistoriens ont pleinement conscience du fait que la fouille représente une destructuration irréversible des témoins du passé. Aussi procède-t-on avec d'infinies précautions pour relever la position de chaque objet le plus précisément possible dans les trois dimensions. À partir de ce repérage précis des vestiges les plus ténus, les techniques modernes permettent de reconstituer les activités quotidiennes de nos ancêtres : taille du silex, cuisine, travail des peaux, etc., et de plus, d'imaginer ce qu'était non seulement leur mode de vie mais aussi leurs relations sociales. La préhistoire vise ainsi à une véritable ethnologie du passé.
L'homme et l'outil

Introduction

On considère généralement que la première manifestation de l'intelligence humaine fut le premier outil fabriqué. L'homme a peu à peu appris à maîtriser la matière : pierre, os ou bois, pour réaliser ses outils et ses armes. Il a certainement utilisé tout ce qui, dans la nature, pouvait être employé ; mais, s'il est logique de penser que la plupart des matières périssables (bois, cuir, lianes ou tendons d'animaux) ont été utilisées par l'homme préhistorique, le préhistorien, lui, n'en possède aucune trace matérielle. L'industrie osseuse a subi la sélection de la corrosion naturelle et, bien que l'on suppose que le travail de l'os remonte aux premiers âges, c'est dans les gisements du paléolithique supérieur, qui débute il y a environ 35 000 ans, qu'il est attesté. En fait, seule la pierre n'a pas subi les ravages du temps. Elle constitua l'élément de base de l'outillage pour sa dureté, ses propriétés tranchantes, ses possibilités variées de façonnage et son abondance. Si, au début de la préhistoire, les premiers outils étaient rudimentaires et de formes peu variées, ils se diversifièrent et s'adaptèrent de plus en plus finement à leur fonction aux cours des temps. Il existe une différence fondamentale entre les premiers galets grossièrement aménagés par les premiers hominidés, il y a 3 millions d'années, et l'industrie du paléolithique supérieur, qui prouve le prodigieux degré de technicité acquis par nos ancêtres Homo sapiens. Bien que les outils aient été conçus et fabriqués dans un but utilitaire, ils témoignent aussi de la tradition des divers groupes préhistoriques en caractérisant leur culture.
Dates clés de l'évolution des outils préhistoriques

DATES CLÉS DE L'ÉVOLUTION DES OUTILS PRÉHISTORIQUES
2 millions d'années avant J.-C.    Premiers outils attribués aux australopithèques et découverts en Afrique orientale.
1 million d'années avant J.-C.    Apparition des premiers bifaces.
200 000 ans avant J.-C.    Les Acheuléens prédéterminent la forme des produits à débiter : c'est l'invention de la technique Levallois.
35 000 ans avant J.-C.    L'Homo sapiens sapiens développe le débitage laminaire et façonne l'os.
18 000 ans avant J.-C.    Apogée de la taille avec les Solutréens qui utilisent le débitage par pression. Cette même culture invente l'aiguille à chas en os.
9 000 ans avant J.-C.    L'industrie lithique tend à une miniaturisation.
 
Les premiers outils


Biface     Outillage acheuléen
La première « industrie lithique » humaine (premiers essais de transformation de pierres en outils) reconnue comme telle a été découverte en Afrique orientale sur le gisement d'Olduvai, en Tanzanie ; elle est aussi désignée sous le nom anglais de « Pebble culture » et est l'œuvre de Homo habilis, qui vécut il y a environ 2 millions d'années. Cette industrie est surtout représentée par des galets dits « aménagés », qui présentent soit un seul enlèvement sur l'une de leur face (galets appelés choppers), soit un enlèvement sur chacune des deux faces, l'intersection créant ainsi un tranchant (galets appelés chopping-tools). Il s'agit d'outils extrêmement frustes qui devaient servir à broyer. Plus tard, en Europe notamment, à l'acheuléen, il y a plus de 1 million d'années, le biface constitue l'outil le plus fréquemment retrouvé. Outil allongé à l'extrémité pointue ou arrondie, il est obtenu à partir d'un bloc (ou nucléus) qui est, comme le chopping-tool, taillé sur ses deux faces. Mais il est beaucoup plus élaboré et montre une volonté de mise en forme du tranchant, donc de la silhouette de l'objet.

Outils du paléolithique
Au cours du paléolithique inférieur, les outils vont commencer à se diversifier et c'est pendant l'acheuléen moyen que l'on trouve les premiers outils sur éclat, tels que le racloir, éclat retouché sur son long côté, et des outils encochés ou denticulés (grattoirs, burins, etc.). Enfin, vers-200 000 ans, l'industrie lithique va subir une évolution fantastique avec l'apparition de la « technique Levallois ». Il s'agit d'un mode de débitage qui consiste à obtenir un éclat de forme prédéterminée, à partir d'une préparation particulière et élaborée du bloc de matière première (silex le plus souvent). Cette technique permet, à partir d'un rognon de silex (le nucléus), d'obtenir plusieurs éclats ou pointes prédéterminés de forme semblable : il s'agit d'une véritable production en série. Du simple enlèvement dans le but de créer un tranchant sur le chopper, les hommes du paléolithique inférieur ont franchi, grâce à l'invention de la technique Levallois, une étape fondamentale aussi bien pour la pensée humaine (présence d'un schéma opératoire complexe) que pour le perfectionnement technique. En effet, au paléolithique supérieur, le débitage des lames de silex à partir d'un nucléus ne fera que reprendre cette technique.
Forme et fonction

Au cours de la préhistoire, les outils se sont beaucoup diversifiés et les archéologues les retrouvent en grand nombre dans les gisements préhistoriques. Pour attribuer à ces témoins un cadre chronologique précis et en découvrir l'évolution, il a fallu les étudier selon, d'une part, la technique de fabrication et, d'autre part, leurs formes et leurs fonctions. La corrélation de ces éléments a permis de créer une typologie, c'est-à-dire une classification cohérente des différents types d'objets. Depuis Boucher de Perthes, qui, au xixe s., lança les bases d'une classification des outils préhistoriques, les préhistoriens ont reconnu, de façon intuitive, des types aux formes constantes en leur donnant, le plus souvent, soit le nom de leur fonction présumée, soit, par analogie avec des formes actuelles, le nom d'outils contemporains : ainsi les grattoirs, les burins, les perçoirs et autres « bâtons de commandement ». En fait, l'ethnologie a prouvé qu'un même outil pouvait avoir des fonctions variées ou que, à l'inverse, différents outils pouvaient être utilisés pour une même tâche. On sait aujourd'hui, notamment grâce à l'étude des plus infimes traces d'utilisation (microtraces d'utilisation), que, par exemple, les grattoirs ne servaient pas toujours à gratter et que les racloirs ne servaient pas forcément à racler. Ce fait confirme que plusieurs types de fonctions peuvent être attribués à un même outil. Toutefois, la communauté scientifique a conservé les noms de la typologie traditionnelle.
L'étude des microtraces d'utilisation remet effectivement en question les interprétations anciennes. Au moyen de microscopes à fort grossissement, on analyse les stries, les écaillures, les émoussés de l'outil, son utilisation par les hommes préhistoriques ; pour relier ces traces à la fonction de l'outil, on procède à des comparaisons avec des outils reproduits aujourd'hui et utilisés dans les mêmes conditions qu'alors. On a pu ainsi retrouver la manière dont il était utilisé, s'il était emmanché et le matériau qu'il a travaillé.
Les outils en os

Propulseur provenant de BruniquelPropulseur provenant de Bruniquel
Vivant en contact permanent avec les animaux, l'homme a très tôt utilisé leurs ossements. Les australopithèques fracturaient des os longs, produisant ainsi un biseau formant une pointe solide ; le site de Melka Kontouré (Éthiopie) a ainsi livré dans une couche datée de 1 700 000 ans les premiers outils en os portant les traces d'une utilisation humaine. Pendant le paléolithique inférieur et jusqu'à la fin du paléolithique moyen (vers- 35 000 avant J.-C.), la forme de l'outil d'os est restée fortuite, seule la partie active était, parfois, aménagée par percussion. C'est au paléolithique supérieur que l'artisanat de l'os se développe réellement, l'habileté technique permettant même d'atteindre un incomparable esthétisme. Ainsi, des techniques spécifiques ont abouti à une très grande variété d'armes et d'outils, d'objets de parure et d'art. L'industrie de l'os a été utilisée pour fabriquer des armes qui servaient pour la plupart à la chasse des grands mammifères. Ainsi la sagaie, qui est constituée d'une baguette d'os dont une extrémité est appointée, l'autre étant fixée à une hampe en bois. Elle était lancée grâce à un propulseur, qui décuplait sa force par rapport au lancer à la main et en augmentait la précision.

Brassempouy, tête de femme en ivoireBrassempouy, tête de femme en ivoire
Pour la pêche sont fabriqués des hameçons, des têtes de harpons avec une ou deux rangées de barbelures. Certains outils sont encore utilisés aujourd'hui, l'aiguille à chas par exemple, inventée par les hommes du solutréen il y a plus de 18 000 ans et dont la forme, même si le matériau a changé, n'a guère varié. Le propulseur est resté en usage jusqu'au xxe s. chez les Inuit et certaines populations océaniennes. Enfin, il existe d'autres outils dont on ne connaît pas encore la fonction : le bâton percé, parfois appelé « bâton de commandement », ou les baguettes demi-rondes par exemple. L'homme travaille également l'ivoire, comme en témoignent les statuettes féminines trouvées à Brassempouy (Landes) et le bois de renne, qu'il façonne en armes de chasse (emmanchement des haches de pierre polie).
La fabrication des outils

Industrie aurignacienne

Les techniques de fabrication des outils en pierre varient en fonction de la matière première, les roches compactes ne se travaillant pas de la même façon que les roches friables. Elles utilisent deux types d'opération : le débitage et le façonnage. Le débitage est l'action qui consiste à détacher, par percussions successives, des éclats d'un bloc de pierre. L'éclat sera alors utilisé, le bloc initial (appelé nucléus) pouvant être considéré comme un déchet. Le façonnage a pour but de mettre en forme l'éclat débité, ou bien le bloc lui-même, afin de permettre un débitage plus efficace. Au paléolithique, la technique de façonnage la plus répandue est la retouche. Celle-ci consiste à détacher de l'objet de très petits éclats par percussion ou par pression. La percussion directe (la plus courante) utilise un percuteur (galet de pierre pour un percuteur dur ; bois végétal ou animal pour un percuteur tendre) frappant directement l'objet. La percussion indirecte, par écrasement entre percuteur et enclume, produit des retouches verticales ; enfin, la pression permet des retouches très fines, les enlèvements étant alors très longs et étroits. Les hommes du solutréen, qui, il y a 20 000 ans, atteignirent l'apogée des techniques de débitage, utilisaient la retouche par pression pour réaliser les magnifiques « feuilles de laurier ». Ainsi, pour fabriquer un outil comme le grattoir, très utilisé au paléolithique supérieur, il faut commencer par bien choisir le silex, le préparer (enlever le cortex), le mettre en forme et aménager un plan de frappe pour pouvoir débiter aisément puis frapper avec le percuteur afin de détacher une lame ; cette lame est façonnée par des retouches obliques, sur sa partie étroite, qui déterminent le front du grattoir, c'est-à-dire la partie active, l'autre bout pouvant être emmanché.
La fabrication des outils en os requiert des techniques plus variées et l'existence préalable d'outils de pierre. Le matériau est généralement constitué par les bois, l'ivoire ou les os longs des grands mammifères comme le mammouth, le cheval, le bison ou le renne, animal par excellence du paléolithique supérieur. Pour fabriquer des outils tels que la sagaie, le harpon, l'aiguille à chas ou le propulseur, il faut creuser dans la partie compacte d'un bois de renne, à l'aide d'un burin de silex, deux rainures séparées par une distance égale à la largeur de l'outil désiré. Ces rainures sont peu à peu approfondies jusqu'à ce que la partie spongieuse de l'os soit atteinte. La baguette est alors extraite. L'ébauche peut ensuite être transformée soit en sagaie par raclage au moyen d'un silex tranchant, soit en aiguille à chas ; la perforation du chas se pratique soit par pression à partir d'une petite rainure, soit par rotation en utilisant un perçoir de silex.
Les microlithes

Pointes de flèches néolithiquesPointes de flèches néolithiques
L'outillage des derniers chasseurs-cueilleurs se caractérise par la fabrication et l'utilisation de très petits outils produits à partir d'éclats ou d'esquilles de silex. Ce sont, la plupart du temps, des armatures de pointes de flèches. De forme géométrique, leur dimension est inférieure à 40 mm et leur épaisseur à 4 mm. Ces microlithes étaient réunis en série sur le tranchant d'un support d'os ou de bois ou étaient utilisés comme pointes sur des armes de jet.
À la fin du paléolithique supérieur, l'homme façonne des outils de plus en plus petits. Si les premiers tailleurs obtenaient 10 cm de tranchant utile avec 1 kg de silex, les hommes de l'acheuléen en obtenaient 40 cm, puis ceux du moustérien (au paléolithique moyen) 2 m, enfin les hommes de la fin du paléolithique supérieur obtinrent de 6 à 20 m. L'homme s'est-il complètement affranchi par rapport aux gisements de matière première, ou s'agit-il d'exploiter au maximum une matière première devenue rare ou difficile à trouver en raison du bouleversement climatique, réchauffement intervenu vers- 9000 et qui eut pour conséquence majeure le retour de la forêt ?
L'apparition de l'agriculture

Introduction

L'apparition de l'agriculture, qui marque le début de la période appelée néolithique, constitue, au même titre que la découverte du feu, une véritable révolution dans l'histoire de l'humanité. Pendant la plus grande partie de son histoire (que nous nommons préhistoire), c'est-à-dire pendant près de quatre millions d'années, l'homme a toujours connu le même mode d'existence. Il vit en petits groupes, nomades ou semi-nomades, et pratique pour assurer sa subsistance la chasse et la cueillette. En quelques millénaires à peine, il abandonne le nomadisme, se sédentarise et se libère de la recherche constante de nourriture grâce à l’agriculture.
L'émergence des premières communautés paysannes, dès le Xe millénaire avant notre ère en Orient et au Moyen-Orient, vers le VIe millénaire avant notre ère en Europe, aura des conséquences irréversibles. Comme les autres espèces animales, l'homme vivait en équilibre avec son milieu. En domestiquant plantes et animaux, il va le modifier en profondeur, l'humaniser, mais aussi y causer des atteintes encore visibles aujourd'hui. (→ environnement.)
L'habitat de l'homme change aussi. Les petits groupes de nomades, qui s'abritaient sous des huttes, des tentes, des abris-sous-roche ou dans des grottes, deviennent sédentaires, et construisent de véritables maisons groupées en villages. L'apparition de l'agriculture modifie également les techniques et l'outillage. Parmi les inventions les plus caractéristiques de cette époque se trouvent la hache de pierre polie, qui sert à l'abattage des arbres, et la poterie, dont les récipients de terre cuite, le plus souvent décorés, ont un usage domestique.
La domestication des animaux et des plantes

La domestication des animaux et des plantes constitue une étape fondamentale dans l'histoire des hommes. On peut parler de domestication lorsqu'il y a une intervention humaine sur une population animale ou végétale afin de la favoriser parce qu'elle représente un intérêt particulier. Il faut distinguer deux processus dans la domestication. L'un est dit primaire lorsqu'il s'effectue sur un groupe d'animaux et de plantes d'origine locale (comme cela s'est probablement produit, en Europe, pour le porc qui est un sanglier domestiqué sur place). L'autre est dit secondaire lorsqu'il s'agit d'acclimater des animaux ou des végétaux déjà domestiqués ailleurs (c'est sans doute le cas du mouton, importé en Europe après avoir été domestiqué au Moyen-Orient). La domestication a pour conséquence presque immédiate une évolution génétique des espèces qui doivent s'adapter à leur nouvel environnement. Ainsi, la culture du blé, à partir d'une espèce sauvage, puis sa sélection ont conduit à un accroissement de la taille et du nombre de grains sur chaque épi, puis à l'apparition d'espèces à rachis solides plus faciles à moissonner. À l'inverse, le bœuf domestique (dont l'ancêtre sauvage est l'aurochs) voit sa taille diminuer tout au long de la période néolithique.
Les berceaux du néolithique

On situe habituellement le berceau de l'agriculture au Moyen-Orient, dans une zone communément appelée le « Croissant fertile », comprenant les territoires actuels de la Syrie, du Liban, d'Israël, de l'Iran et de l'Iraq. Dès le IXe millénaire avant notre ère, des populations sédentaires domestiquent des espèces animales et végétales sauvages locales parmi lesquelles la chèvre et le mouton, l'orge et le blé, qui sont les céréales principales, mais aussi des légumineuses comme les pois, les fèves, les gesses et les lentilles.
D'autres foyers de néolithisation s'individualisent dans le monde. Dans le Baloutchistan pakistanais, des découvertes archéologiques récentes ont mis au jour des couches attribuées au VIIIe millénaire avant notre ère, dans lesquelles les squelettes animaux appartiennent à une faune en voie de domestication (bœuf, chèvre, mouton). Ce sont les débuts de la période préindusienne. Les céréales dominantes sont l'orge et le blé. Les récoltes étaient stockées dans de grandes bâtiments en briques crues, qui servaient de grenier. La poterie n'y apparaît qu'au VIe millénaire avant notre ère. La culture du riz, en Chine, du riz et du millet, dans l'Asie du Sud-Est, est attestée au VIe millénaire avant notre ère. C'est à la même époque que se développe une civilisation pastorale au Sahara (domestication du bœuf).
Le continent américain est tardivement peuplé (vers 40 000 avant J.-C.), et les premiers villages d'agriculteurs n'apparaissent en Amérique centrale qu'au milieu du IIIe millénaire avant notre ère.
La diffusion du néolithique

L'Europe préhistorique
C'est à partir du Croissant fertile, zone de découvertes privilégiée aujourd'hui par les spécialistes, que le néolithique va se diffuser pendant environ deux millénaires, sur le pourtour méditerranéen, par contact et acculturation des derniers chasseurs-cueilleurs. En ce qui concerne l'Europe, atteinte au VIe millénaire avant notre ère, deux axes essentiels ont été mis en évidence : les Balkans et le Danube d'une part, la Méditerranée occidentale d'autre part.
Pour le premier axe, on se fonde sur la découverte d'une céramique de forme ronde-ovale au riche décor peint caractéristique des cultures appelées proto-Sesklo et Sesklo en Grèce, Starčevo en Serbie-et-Monténégro, Karanovo en Bulgarie. Ces cultures forment, en remontant vers le nord-ouest, le courant de diffusion danubien, ou culture à « céramique linéaire occidentale ». Elles parviennent jusqu'au nord de la Pologne, aux Pays-Bas, en Belgique et dans le Bassin parisien. L'élevage, principalement le bœuf et le mouton, représente souvent plus de 90 % des ressources en viande ; blé, orge, petits pois et lin sont également cultivés. Ces populations danubiennes, dites « rubanées » en raison des incisions en forme de ruban qui ornent leurs poteries, défrichent, recherchant presque systématiquement les terres les plus meubles et faciles à travailler que constituent les lœss. Elles habitent dans de longues maisons de bois, de torchis et de chaume qui mesurent de 10 à 40 mètres de longueur, ce qui permet d'abriter jusqu'à 25 personnes, et qui sont regroupées en villages.
En Méditerranée occidentale, l'apparition de l'agriculture se situe entre le VIe et le IVe millénaire avant notre ère. On ignore toujours si les « colons » néolithiques sont venus par terre – traversant la Grèce, l'Italie, le midi de la France – ou par mer – abordant les côtes italiennes, celles de l'Afrique du Nord, de l'Espagne et du sud de la France. Vers – 6000 avant J.-C., en effet, la mer n'est plus un obstacle. L'homme fabrique des embarcations, certes sommaires (on a retrouvé surtout des pirogues dites « monoxyles », c'est-à-dire creusées dans un seul tronc d'arbre), mais qui lui permettent d'effectuer du cabotage. La culture des premières communautés paysannes de Méditerranée occidentale est appelée le cardial, en raison du décor caractéristique de leurs vases, réalisé à l'aide d'un coquillage, le Cardium edule. L'habitat de ces populations est de deux types : soit des sites protégés, fréquentés depuis déjà bien longtemps (grottes et abris-sous-roche), soit des cabanes construites en plein air. Le mouton et la chèvre sont domestiqués, ainsi que les bovidés ; la chasse joue encore un rôle important (petit gibier, mais aussi cerf et sanglier). Les céréales les plus consommées sont là encore le blé et l'orge, mais la cueillette n'est pas totalement absente, noisettes et glands notamment. Au cardial, l'agriculture est pratiquée avec des moyens très rudimentaires tels que les « bâtons à fouir », bâtons appointés qui permettent de creuser des trous ou de briser les mottes de terre ; des faucilles, avec des éléments de silex insérés dans un manche en bois, servent à la récolte des céréales, tandis que des meules en pierre servent à broyer et à moudre les grains.
Mais bien des peuples ignorent encore l'agriculture, tandis que, dès le VIIIe millénaire avant notre ère, la métallurgie du cuivre naît au Proche-Orient.
Les conséquences de l'apparition de l'agriculture

Les conséquences de l'apparition de l'agriculture sont multiples, atteignant tous les domaines de la vie des hommes : économique, social et écologique. Économique d'abord, puisque l'homme, de prédateur devient producteur. Ce changement d'état a été précédé (et non suivi, comme on l’a longtemps cru), par un bouleversement social : l'abandon du nomadisme pour la sédentarité ; les hommes vont donc, peu à peu, habiter des maisons construites pour durer, en pierre ou en bois. Ces maisons sont regroupées en villages. En outre, le temps de travail s'accroît, les soins à apporter aux cultures et au bétail étant beaucoup plus contraignants que ceux nécessaires à la chasse et à la cueillette ; cet accroissement du temps de travail va aussi mener à une spécialisation des tâches et à la naissance du commerce.
Les données de l'archéologie montrent, pour le début du néolithique, que les sociétés devaient être « égalitaires », car il n'a pas été mis au jour, dans les maisons ou les sépultures, d'accumulation de richesses ou des signes distinctifs qui prouvent l'existence d'une hiérarchie. En revanche, la production accrue des biens alimentaires va entraîner un accroissement de la population et engendrer des chefferies. La guerre fait son apparition et les villages se fortifient.
Si l'on peut dire que l'essor de l'agriculture au VIe millénaire avant notre ère est à l'origine de notre système culturel et social, il est aussi souvent pour beaucoup dans l'aspect de notre environnement actuel. Les chasseurs-cueilleurs vivaient en étroite symbiose avec le milieu naturel dont ils dépendaient entièrement, alors que les premiers agriculteurs vont détruire ce milieu pour y installer cultures et pâturages. Au VIIe millénaire avant notre ère, le changement climatique que connaît l'Europe, depuis déjà trois mille ans, a favorisé l'expansion de la forêt, principalement constituée par les chênes. Les premiers agriculteurs armés de leurs haches de pierre polie vont commencer par déboiser de petites parcelles afin d'en cultiver quelques arpents ; les animaux peuvent alors trouver leur nourriture dans le sous-bois. En moins d'un millénaire, cependant, ces terrains se révèlent exigus, s'appauvrissent, et il faut défricher de nouveaux territoires. À cela il faut ajouter, et notamment pour la région méditerranéenne, l'action dévastatrice du mouton et de la chèvre qui broutent les jeunes pousses et sont les acteurs essentiels du déboisement et de l'érosion des sols. Au VIe millénaire avant notre ère, l'apparition de l'agriculture entraîne la dégradation ou la fin des milieux naturels : le paysage est transformé par l'homme.
L'art préhistorique

L'art de l'époque paléolithique


Peintures rupestres d'AltamiraPeinture rupestre de la grotte de Lascaux
C'est en 1834 qu'est découvert, dans la grotte du Chaffaud (Vienne), le premier témoin d'un art préhistorique : un os gravé. Entre 1860 et 1865, Édouard Lartet découvre en Dordogne et en Ariège d'autres témoignages d'une activité artistique des hommes magdaléniens. L'art préhistorique pariétal ne sera cependant révélé qu'en 1879 par M. de Santuola dans la grotte d'Altamira. Mais son authenticité n'est admise qu'en 1895, après la découverte de gravures et de peintures dans la grotte de la Mouthe.
Le sud-ouest de la France et le nord-ouest de l'Espagne constituent le foyer le plus important de l'art pariétal paléolithique. Cette province franco-cantabrique renferme un grand nombre de grottes ou d'abris ornés parmi lesquels : Pair-non-Pair (Gironde), la Mouthe, les Combarelles, Font de Gaume, le Cap Blanc, Lascaux (Dordogne), Niaux, les Trois Frères (Ariège), Pech-Merle, Cougnac (Lot), Angle-sur-l'Anglin (Vienne), le Castillo et Altamira (Santander, Espagne). La découverte, plus récemment, d'un site près de Marseille (la grotte Cosquer, sous-marine) et d'un autre en Ardèche (la grotte Chauvet) modifie toutefois la géographie des témoignages rupestres.
Les artistes paléolithiques utilisaient des techniques variées : simples tracés digitaux sur support tendre, gravures avec un outil de silex sur surface dure, sculptures en bas relief, modelage d'argile, dessin et peinture mono- et polychrome.
L'art paléolithique comporte également des œuvres mobilières : statuettes, plaquettes et blocs gravés, instruments décorés, dont le contexte archéologique permet une attribution chronologique et culturelle relativement précise. Par analogie stylistique à ces œuvres, dont on connaît l'origine stratigraphique, il est possible de dater les œuvres pariétales.
C'est l’abbé Henri Breuil qui établit, au cours de la première moitié de ce siècle, la première synthèse sur l'art franco-cantabrique et proposa une chronologie comportant deux cycles évolutifs successifs : le cycle « aurignaco-périgordien », débutant par des figurations au trait peint passant, par la suite, aux teintes plates, puis polychromes. Le cycle « solutréo-magdalénien », commençant lui aussi par des figurations linéaires pour passer aux teintes plates, noires le plus souvent, devenant polychromes. Ce cycle s'achève par de fines gravures.
Les nombreuses statuettes féminines dites « Vénus aurignaciennes » sont en fait attribuables au gravettien, ou périgordien. Des blocs de calcaire portant des représentations sexuelles féminines ont été trouvés en association avec des industries aurignaciennes. A. Leroi-Gourhan reprit, après Breuil, l'étude de l'art paléolithique et proposa une chronologie différente. Sur la base d'arguments stylistiques observés dans l'art mobilier, quatre styles peuvent être distingués :
– le style I, ou primitif, correspondant aux gravures grossières de l'aurignacien ;
– le style II, ou archaïque, auquel appartiennent les œuvres gravettiennes. Les figurations, dépourvues de détails, sont réduites à quelques traits simples ;
– le style III, qui constitue une nette amélioration du précédent par un perfectionnement du modelé et l'adjonction de détails anatomiques précis. De nombreuses figurations de la grotte de Lascaux appartiennent à ce style ;
– le style IV, qui correspond à un plus grand réalisme des figurations, dont le modèle est rendu par des hachures ou des variations dans la densité des couleurs.
L'étude des grottes et abris ornés semble indiquer que les artistes paléolithiques avaient un souci de composition esthétique auquel s'ajoutait une trame de liaisons symboliques qui nous échappent en grande partie.
La conservation de ce patrimoine artistique pariétal est des plus délicates. Le milieu souterrain qui, jusqu'à nos jours, a permis la conservation de ces œuvres est très sensible aux perturbations, et l'altération des parois entraîne la disparition des peintures et gravures. Les visites trop fréquentes modifient dans certaines grottes les conditions d'éclairage et de température, la teneur en gaz carbonique et introduisent des bactéries, pollens et spores qui menacent les œuvres pariétales. C'est pourquoi certaines grottes ne sont ouvertes qu'à un nombre limité de visiteurs, voire même interdites au public. C'est le cas de la grotte de Lascaux, dont un fac-similé a été réalisé et est accessible au public depuis 1983.
L'art du néolithique

Peinture rupestre du tassili des AjjerPeinture rupestre du tassili des Ajjer
Les archéologues ont souvent remarqué la disparition presque totale des formes d'art des civilisations paléolithiques et ont parfois pensé qu'avec le néolithique les manifestations artistiques étaient devenues de plus en plus schématiques jusqu'à disparaître. Il n'en est rien : plusieurs foyers de création artistique apparaissent alors, révélant dans la forme une forte inspiration et, dans le fond, l'expression symbolique d'une vision globale de la société nouvelle.
Si les peintures rupestres du Levant espagnol ne sont pas encore bien datées, si certains animaux font encore penser aux représentations paléolithiques, divers caractères semblent spécifiques du néolithique, en particulier les scènes guerrières qui font s'affronter deux bandes d'archers ; celle de la gorge de Gasulla à Castellon ou celle de Morella la Vella sont vraisemblablement du Ve millénaire avant notre ère.
Dans le nord de l'Europe, à la même époque, parmi les vestiges maglemosiens, des armes guerrières en os ou en bois de cervidé, des poignards, des pointes de lance et des haches peuvent être finement décorés de motifs géométriques qui se combinent parfois en évocation anthropomorphe, comme sur la hache provenant d'une tourbière de Jordløse, dans le Sjaelland, au Danemark.
Un autre foyer original de création artistique, du début de l'époque postglaciaire, est celui de Lepenski Vir, en Serbie-et-Monténégro, sur les bords du Danube, au niveau des Portes de Fer. Des sculptures sur pierre représentent des êtres mi-hommes, mi-poissons qui devaient jouer un rôle important dans cette société de chasseurs-pêcheurs déjà sédentarisés.

Idole féminineIdole féminine
Une source importante d'inspiration de l'art néolithique est puisée dans l'ambiance de la fertilité agricole telle qu'elle s'exprime, dès le VIIIe millénaire avant notre ère en Syrie-Palestine, par des statuettes en pierre et surtout en terre cuite d'animaux domestiqués et de divinités féminines. L'ensemble iconographique le plus complet et le plus cohérent de la religion néolithique est celui qui a été mis au jour en Anatolie, à Çatal Höyük (vers 6000 avant J.-C.). Il serait hasardeux de généraliser les conclusions tirées sur ce site à propos de la déesse mère associée à des animaux comme le taureau et le léopard. Ce thème caractéristique du Proche-Orient et de la Méditerranée orientale n'est probablement pas à transporter tel quel dans d'autres régions comme la vallée du Danube. Pourtant, l'abondance des statuettes féminines (plus rarement masculines) et zoomorphes (bovidés et ovicapridés surtout, cervidés parfois) dans le néolithique de l'Europe tempérée en général montre l'expression symbolique et probablement religieuse d'une société agricole que certains archéologues n'ont pas hésité à qualifier de matriarcale. Les statuettes féminines sont souvent représentées nues sous des formes plastiques stylisées d'une grande variété : des gravures ou des lignes peintes viennent souvent accentuer l'expression abstraite. Les plus célèbres de ces statuettes viennent de la culture de Tripolie en Ukraine, des cultures de Gumelniţa et de Cucuteni en Bulgarie et Roumanie, de la culture de Vinča en Serbie-et-Monténégro, des cultures de Sesklo (Sésklon) et Dimin (Dhiminion) en Grèce. Les deux figures en terre cuite d'une femme accroupie et d'un homme assis sur un tabouret, la tête entre les mains, provenant d'une sépulture de la culture de Hamangia, fouillée à Cernavodă près de Dobroudja en Roumanie, sont de véritables chefs-d'œuvre du IVe millénaire avant notre ère. Ces statuettes existent en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne, en France, en Italie, dans la péninsule Ibérique, etc. Elles sont de plus en plus stylisées à mesure que l'on s'avance vers l'ouest : les « yeux » gravés ou peints sur la céramique de Los Millarès au sud de l'Espagne, les idoles en pierre de la région d'Almeria ou celles du Portugal, les quelques statuettes en terre cuite de Fort-Harrouard (Eure-et-Loir) ou encore le petit bloc calcaire sculpté et représentant une « divinité » à Grimes Graves (Grande-Bretagne) témoignent de la large diffusion d'une idéologie aux traits communs. Celle-ci apparaît encore, d'une manière très allusive, dans des sépultures comme les hypogées de la Marne ou les allées couvertes, dans lesquelles on reconnaît parfois la « tête de chouette » associée aux seins et parfois à la représentation d'un collier. L'art décoratif gravé ou piqueté sur des piliers de tombes mégalithiques de Bretagne (Gavrinis) ou d'Irlande (Newgrange) date d'environ 3000 avant J.-C. Les monuments mégalithiques eux-mêmes représentent, depuis le Ve millénaire avant notre ère, en Occident, un aspect religieux original de l'art architectural dont l'équivalent civil, et surtout défensif, se trouve depuis les remparts de Jéricho jusqu'aux camps à fossés de la Saintonge néolithique.
Plus au nord, des civilisations dites « forestières » sculptent l'ambre et le bois de cervidé avec une grande habileté : la statuette anthropomorphe d'Ousviaty et la tête d'élan de Chiguir en Russie révèlent les qualités artistiques de peuples non citadins trop souvent considérés comme « retardés ». Les grands rochers gravés de Suède méridionale ou de Carelie nous racontent des scènes émouvantes de la vie quotidienne, pêche, chasse, cérémonies et même enfantement. Ces figures ont été réalisées à partir de la fin du néolithique et pendant les âges des métaux.
En dehors de l'Europe, pendant cette même époque néolithique, s'épanouissent les premiers arts rupestres du Sahara et une partie de ceux d'Afrique du Sud. L'Égypte n'aura de grand art qu'avec les civilisations prédynastiques. L'Asie connaît une évolution semblable au Proche-Orient, et les statuettes féminines existent jusqu'en Chine. Nous connaissons bien moins l'art contemporain des sociétés vivant alors en Australie et en Amérique, où de grandes cités du monde précolombien vont bientôt être construites.
L'art à l'époque protohistorique

Filitosa, statue-menhirFilitosa, statue-menhir
Le métal intervient aussi dans le domaine artistique pour mettre en valeur la classe dirigeante par le biais de la richesse. Les tombes royales d'Our (vers 3000 avant J.-C.) contenaient vaisselles, armes et statuettes en or, en argent et en bronze. Le groupe des tumulus princiers de Maïkop dans le nord du Caucase et les sépultures de Varna en Bulgarie présentent, en des temps assez proches, des vaisselles, des ornements et des parures en or, en argent et en cuivre. En Mésopotamie et en Égypte, l'écriture apparaît alors et de grandes civilisations historiques se développent. À leur pourtour, de nombreux peuples protohistoriques acquièrent leur personnalité pendant les âges du bronze et du fer (→ protohistoire). La Méditerranée a connu des arts protohistoriques de grande qualité : idoles cycladiques en marbre jusqu'aux peintures minoennes de Crète ou de Thêra. C'est encore dans le cadre des palais royaux que l'écriture est apparue (linéaires A et B). En Italie, plusieurs peuples indigènes et bientôt les Étrusques décorent leurs temples de grandes terres cuites historiées et font l'offrande de statuettes en bronze, comme le feront encore les Ibères quelques siècles plus tard. La sculpture sur pierre de Méditerranée occidentale reflète souvent une inspiration orientale transmise par les Phéniciens fixés à Carthage et dans bien d'autres colonies. Quelques enclaves d'art rupestre, comme celle du mont Bégo dans les Alpes-Maritimes, révèlent la tradition de vieilles populations locales.

StonehengeStonehenge
Au nord, le monde celtique n'a probablement pas encore l'unité décrite par les auteurs antiques au deuxième âge du fer. Pourtant, des thèmes iconographiques sont communs (des oiseaux, des cygnes [ ?] et le disque solaire porté par un bateau ou véhiculé sur un chariot) depuis l'âge du bronze, de la Scandinavie aux Balkans et depuis l'Irlande jusqu'à la Hongrie. Les gravures de Suède méridionale illustrent cette mythologie, de même que certaines pièces célèbres en métal comme le char de Trundholm au Danemark. Des chars en modèle réduit de l'époque de Hallstatt, représentant des scènes de chasse, celui de Strettweg (Autriche) ou celui de Mérida (Espagne) appartiennent aussi à cette ambiance culturelle que l'on peut suivre jusqu'aux grandes sépultures princières à char de la fin du premier âge du fer, celle de Vix (Côte-d'Or) en France et celles de Hochdorf et de Klein-Aspergle en Allemagne du Sud, par exemple. Dans ce monde celtique naissant, les influences méditerranéennes sont perceptibles et expliquent en partie des sculptures sur pierre comme le guerrier de Hirschlanden (Allemagne du Sud). Pourtant, une orfèvrerie originale, un art des situles historiées en tôle de bronze, un style décoratif général dit « celtique », comme celui de Waldalgesheim, se répandent dans toute l'Europe tempérée.
Dans l'Europe de l'Est, des unités culturelles protohistoriques fortes possèdent leur propre expression artistique : les Thraces, les Daces et bientôt les Slaves. Les habitants du Caucase, et surtout ceux de Koban, nous ont laissé de nombreuses statuettes en bronze (cervidés, chiens, carnivores et animaux fantastiques). Les Scythes possèdent un art raffiné, inspiré en partie par l'art grec des colonies de la mer Noire. Les guerriers scythes sont probablement en relation avec les peuplades des steppes sibériennes de la région de Pazyryk, ou, sous des tumulus, des contenus somptueux de tombes ont été découverts avec des soieries, des feutres aux couleurs vives. En Inde, en Chine, au Viêt Nam, la formation d'empires aux arts prestigieux se situe dès le IIe millénaire avant notre ère dans un contexte historique. La découverte des arts protohistoriques d'Afrique, du monde précolombien, de Polynésie, de Micronésie, etc., révèle, d'année en année, l'univers complexe et les héritages millénaires des peuples ayant vécu avant l'écriture.

 

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MARINE - HISTOIRE

 

marine
(de marin)



Les navires grecs ont été représentés fréquemment sur les vases. On a distingué le navire de commerce, lent et trapu, et le navire de guerre, plus long, où la propulsion était obtenue par de nombreux rameurs. Le modèle le plus achevé a été la trière, utilisant 170 rameurs disposés sur trois niveaux. À l'époque classique, la flotte la plus puissante et la mieux entraînée était celle d'Athènes.
Rome

Dès la première guerre punique (264-241), Rome était capable de vaincre, sur mer, la première puissance navale de son temps : Carthage. À la fin de la République et à l'époque impériale, le problème essentiel est de maintenir la sécurité de la Méditerranée contre les pirates et celle des provinces contre les Barbares. Équipée, sur mer, de birèmes et de trirèmes, la flotte romaine fut basée, à partir d'Auguste, à Ravenne et à Misène.
Byzance

Pour maintenir les liaisons et la sécurité de son empire, Byzance a eu de puissantes escadres. Le navire de ligne était le dromon, descendant perfectionné de la trière grecque : combattant avec des armes de jet ou en utilisant le choc des éperons, les navires byzantins ont été redoutés par l'emploi du feu grégeois qui a permis de vaincre les flottes arabes du viie s.
Scandinavie

Les drakkars des Vikings, entièrement en bois, paraissent avoir succédé à des embarcations de cuir recouvrant une membrure. Ils permirent des expéditions lointaines, du Labrador à la Méditerranée.
Moyen Âge et début des temps modernes

Galion
Les bâtiments médiévaux de l'Europe septentrionale étaient lourds et pansus, de dimensions croissantes avec les siècles, mais toujours pourvus d'un mât unique et d'une voile carrée. Au xiiie s., le gouvernail axial remplaça les avirons de queue. Les superstructures se développèrent considérablement sous la forme de ponts et de châteaux hauts et larges, d'avant et d'arrière.
En Méditerranée, les nefs avaient aussi des formes très pleines. Comme dans l'Antiquité, il ne manquait pas de bâtiments de grandes dimensions. Les flottes des croisades furent en général constituées de ces vaisseaux ronds, proches des types du Nord. Leur trafic donna une impulsion au commerce maritime avec l'Orient. Mais les transports lointains se trouvèrent vite monopolisés par les musulmans à partir de la chute de Constantinople (1453).

Caravelle
Les traversées océaniques qui permirent la colonisation du Nouveau Monde ont été rendues praticables par diverses améliorations techniques et par l'accroissement des tonnages. Toutefois, les caravelles des premiers voyages de découvertes étaient encore de dimensions modestes, mais pourvues de trois mâts. Puis les qualités nautiques s'accrurent, les châteaux s'agrandirent, les mâtures se multiplièrent. Différents types s'imposèrent, selon les pays : caraques, galions, hourques, marsillanes. Le commerce de mer s'était déplacé : les Pays-Bas s'assurèrent le contrôle d'une grande partie de la mer du Nord, tandis que la péninsule Ibérique orientait ses opérations vers l'Amérique.
Marine des galères

Les galères de la Méditerranée servirent comme bâtiments marchands aussi bien qu'à la guerre, et elles se risquaient sur l'Atlantique. Les Vénitiens construisirent de grandes galères de 50 m, appelées galées, puis des galéasses, encore plus grandes, mais qui se prêtèrent médiocrement à la propulsion par les avirons.
Marine moderne (xviie-xviiie s.)


Avec le xviie s., la galère tendit à disparaître, comme la caraque et le galion, au profit du vaisseau, désormais devenu le bâtiment de ligne par excellence. Sa stabilité était renforcée par la réduction des châteaux. Le gréement était transformé, la voilure était très divisée, ce qui la rendait plus manœuvrable. À cette époque, la prospérité de la marine hollandaise se confirma, jusqu'au temps où, grâce à ses succès militaires, l'Angleterre s'assura, au xviiie s., la maîtrise des mers.
Marine à vapeur. Marine contemporaine


Coupe d'un cargo roulierCatamaranCuirasséAéroglisseurHydroptère
Reprenant l'idée émise au début du xviiie s. par Denis Papin, les Français d'Auxiron, Follenay, puis Périer et Jouffroy d'Abbans sont les premiers à installer des machines à vapeur sur des navires (1774-1778). Jouffroy d'Abbans réussit, avec son deuxième bâtiment, à remonter la Saône (1783). En 1803, l'Américain Fulton fait évoluer sur la Seine un bateau à roues ; en 1806, il regagne l'Amérique et met en service sur l'Hudson un navire de 100 t, le Clermont. La navigation à vapeur est née. En 1819, le Savannah, navire de mer équipé de roues, relie l'Amérique à l'Angleterre, en utilisant toutefois aussi sa voilure. Le premier bâtiment militaire à vapeur, l'aviso Sphinx, est lancé en 1829. Les inconvénients de la roue, par mer agitée, sa vulnérabilité entraînent bientôt l'adoption de l'hélice pour la propulsion des navires de haute mer. Le Français Sauvage prend le premier brevet en 1832. Les premiers essais à la mer sont faits par le Suédois Ericsson (1837) et par l'Anglais Smith (1839). Les premiers navires en fer sont construits vers 1820. Vers 1860, l'acier se substitue au fer. L'évolution la plus spectaculaire est celle des paquebots. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, apparaissent la turbine, pour les navires rapides, et le moteur Diesel, au fonctionnement économique. Le mazout remplace peu à peu le charbon comme combustible. La radio est installée sur tous les navires. La composition des flottes marchandes se transforme vers 1965, avec l'apparition de nouveaux navires à haut rendement, rouliers, porte-conteneurs, méthaniers, et une meilleure spécialisation des pétroliers, minéraliers et vraquiers.
Marine de guerre


C'est en Méditerranée que se manifeste pour la première fois la puissance de la mer avec l'apparition des flottes égyptienne ou phénicienne. Il faut attendre cependant le ve s. avant J.-C. et la deuxième guerre médique pour juger de l'intérêt de la maîtrise de la mer. Le rôle de la mer est encore capital pendant la guerre du Péloponnèse, et Sparte ne peut finalement l'emporter sur Athènes qu'en développant à son tour une flotte de combat.
Lors des croisades, les flottes italiennes (Venise, Gênes) assurent les liaisons et font face au problème de la piraterie musulmane. Les cités marchandes de la Hanse et des Flandres disposent de forces navales pour la protection de leur commerce. Pendant la guerre de Cent Ans, la maîtrise de la mer permet aux Anglais de guerroyer en France. À cette époque, le combat, bord à bord, ressemble à une bataille terrestre.

La galère méditerranéenne a son heure de gloire vers le temps de la bataille de Lépante (1571) et décline ensuite. La puissance navale de l'Espagne s'effondre avec l'échec de l'Armada (1588). Il s'ensuit une période de compétition qui aboutit, au xviiie s., à l'établissement de l'hégémonie maritime britannique. Les marines de cet âge classique sont composées de corvettes, frégates, galiotes et surtout vaisseaux de ligne. La multiplication des canons de bord finit par transformer le combat naval, où la canonnade remplace l'abordage. Désormais, les flottes de guerre se distinguent nettement des navires de transport.
Ayant atteint son apogée au milieu du xixe s., la marine à voile ne résistera pas à l'effet de techniques nouvelles : propulsion à vapeur, blindage en fer puis en acier, artillerie rayée et obus explosifs. La lutte entre le canon et la cuirasse se traduit alors par une course au tonnage. À partir de 1906, le dreadnought va donner au navire de ligne son aspect définitif pour près d'un demi-siècle.
La Première Guerre mondiale, marquée par un seul véritable affrontement naval (Jütland, mai 1916), n'en souligne pas moins le rôle déterminant de la mer : blocus des puissances centrales, transport des troupes sur les champs de bataille, lutte contre les sous-marins.

Avec la Seconde Guerre mondiale, le rôle dévolu aux marines de guerre est l'objet d'un véritable changement d'échelle. La maîtrise de la mer cesse de s'identifier avec la surface ; la menace aérienne et sous-marine pèse sur la liberté des routes de communication et sur la sécurité des convois. Dès 1942, le porte-avions, avec son environnement de navires de protection, détrône le cuirassé. Ce conflit est également marqué par de gigantesques opérations amphibies mettant en jeu de véritables flottes de chalands de débarquement. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les flottes de combat tendent à s'organiser autour du porte-avions et du sous-marin à propulsion nucléaire.
Le porte-avions, soutenu par des bâtiments logistiques, est la pièce maîtresse de forces d'intervention lointaine. L'équipement généralisé des navires en missiles antiaériens et anti-sous-marins bénéficie de systèmes électroniques et informatiques de traitement et d'exploitation des informations tactiques.

Sous-marin nucléaire lanceur d'enginsSous-marin nucléaire lanceur d'engins
Le sous-marin offre des possibilités comme bâtiment d'attaque ou comme lanceur de missiles balistiques à charges nucléaires. Il reste à ce jour l'atout majeur de la stratégie des grandes puissances en raison des difficultés liées à sa détection.
Les missions actuelles

Aujourd'hui, selon leur importance, les marines militaires peuvent exercer plusieurs missions : la dissuasion nucléaire à partir de sous-marins à propulsion nucléaire ou de l'aviation embarquée, la persuasion grâce à des concentrations à proximité des côtes adverses, la projection de forces par transports de troupes et moyens amphibies, l'attaque mer/sol au moyen de l'aviation embarquée ou du tir de missiles de croisière. Elles protègent les circuits d'approvisionnement (routes du pétrole), notamment par la lutte contre les mines, et surveillent les approches maritimes. Elles participent de plus en plus à des missions de sécurité intérieure (lutte contre les trafics de stupéfiants ou les trafics d'êtres humains). Elles assurent enfin la police de la circulation maritime (par exemple rail d'Ouessant) et luttent contre les pollutions maritimes.


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THÉORIE DE L'ÉVOLUTION ...

 


SPECIAL : L'HISTOIRE DE LA VIE
Genèse et actualité de la théorie de l'évolution


special : l'histoire de la vie - dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 18 (5490 mots) | Gratuit
L'idée que le monde vivant a une histoire a émergé au XVIIIe siècle, avec Buffon, puis Lamarck. L'idée de la sélection naturelle comme moteur du changement remonte à Darwin et à Wallace. Elle s'est imposée non sans mal, intégrant au passage la découverte des gènes Mendel, puis celle du code génétique... La théorie moderne de l'évolution a ses problèmes et ses limites, mais sa cohérence est profonde.

André Langaney : L'histoire de la vie et l'évolution des espèces vous tiennent à coeur. Si je dis « histoire de la vie », c'est parce qu'en dehors du monde de la biologie que nous pratiquons on voit parfois s'exprimer des doutes ou des refus de l'évolution. C'est pourtant la théorie unificatrice de la biologie et je ne connais pas de théorie scientifique qui puisse la remplacer. Pour comprendre les réticences du public, il faut comparer l'évolution et les théories d'autres disciplines, en physique par exemple. Pourquoi est-elle moins bien acceptée ?

François Jacob : Les théories de la physique sont des théories compliquées que les profanes suivent mal parce qu'il est très difficile d'en traduire les raisonnements mathématiques en mots de tous les jours. Et néanmoins les gens les acceptent. La théorie de l'évolution est beaucoup plus simple à comprendre. Si bien que les gens croient l'avoir comprise alors que bien des éléments leur échappent ! C'est une théorie qui, comme la relativité, heurte notre intuition. Notre cerveau a été sélectionné sur des centaines de millions d'années. Il est adapté à la vie courante, à des niveaux moyens de taille, d'espace, de temps, qui ont permis à nos ancêtres de vivre, de sortir de la forêt et de se promener dans la savane. Certains concepts de la théorie de l'évolution ne sont pas en accord avec notre quotidien. Elle concerne des centaines de millions d'années, alors que nous avons l'habitude de penser le temps en décennies : nos grands-parents, nos arrière-grands-parents. Quand on va plus loin, cela devient de l'histoire et c'est déjà plus flou. D'autre part, le concept de hasard fait que les gens croient que tout est sorti de rien. Alors que ce n'est pas du tout ça ! L'idée de hasard aussi est compliquée. Enfin, nous fonctionnons par intentions, par desseins : nous projetons de faire telle ou telle chose. Quand nous regardons une pendule, nous savons que quelqu'un a décidé de la construire, a fait des plans après avoir choisi tel modèle. Il nous paraît donc normal de considérer que les animaux que nous rencontrons, ou les humains, sont aussi le résultat d'un projet et d'une intention. C'est cette idée qu'a démolie la théorie de l'évolution. C'est en cela qu'elle s'accorde mal avec notre façon habituelle de penser.

A. Langaney : Vous parlez de « la » théorie de l'évolution, comme si nous, biologistes, avions une théorie consensuelle. Il y a quand même de nombreuses varian-tes. Ensuite, vous avez prononcé le mot histoire. J'avais commencé par l'« histoire de la vie », parce que nous, êtres vivants, savons que nos ancêtres ont eu une histoire. Avant de théoriser, il y a tout simplement des faits. C'est par là que la découverte de l'évolution a commencé. Avant la grande synthèse et les idées sur les mécanismes, il a fallu avoir une histoire avec une échelle de temps, puis mesurer cette échelle de temps qui s'est révélée contradictoire avec ce que l'on pensait avant. Puis il a fallu découvrir des parentés entre les êtres vivants, qui laissaient penser que le paradigme d'alors, la création indépendante des espèces, devait être remis en question.

F. Jacob : Jusqu'au XVIIIe siècle, il était admis que les êtres vivants étaient les produits d'une création particulière de chaque type d'organismes, l'espèce humaine étant une création indépendante des autres. C'est alors que l'idée de l'histoire du monde vivant a émergé. Ce qui a commencé, c'est la Terre, ainsi que l'a décrit Buffon. Or les dates de l'histoire de la Terre ne correspondaient pas du tout avec celles que lui attribuait la Bible. Il est apparu aussi que le monde vivant n'était pas stable, créé une fois pour toutes. On trouvait des fossiles dans différentes strates de la Terre qui ne correspondaient pas aux mêmes dates d'origine. De là vient l'histoire du monde vivant et de ses transformations. L'idée s'est amplifiée à la fin du XVIIIe siècle, grâce à une série de philosophes et de naturalistes, pour culminer avec Lamarck, qui a proposé, le premier, que tout le monde vivant provenait d'une transformation progressive, allant du simple au compliqué.

A. Langaney : L'établissement de l'échelle de temps doit beaucoup à un principe philosophique, le « principe des causes actuelles* » de Buffon. Le dilemme, à l'époque, était d'expliquer des sédiments manifestement marins déposés dans des zones très éloignées des mers. Ces dépôts font des kilomètres d'épaisseur et, au rythme actuel de sédimentation au fond des océans, ils avaient requis des durées bien supérieures aux six mille ans que la Bible accordait à la Terre pour les déposer. Ou bien l'on croyait que la sédimentation avait duré beaucoup plus que les six mille ans bibliques, ou bien il fallait imaginer des mécanismes de dépôt très différents dans le passé. Buffon, grâce au principe des causes actuelles, a proposé une échelle de temps beaucoup plus longue, encore loin de la vérité puisque, dans Les Epoques de la nature 1779 , il parlait seulement de soixante-dix mille ans et, ailleurs, de milliers de siècles.

F. Jacob : La difficulté était de trouver un mécanisme, parce que, dans cette histoire, les animaux se transformaient les uns en les autres. Chez Lamarck, il y avait une sorte de poussée générale du simple vers le complexe, qui était une propriété des êtres vivants, mais pas de mécanisme.

A. Langaney : Je reviens sur un point antérieur à Lamarck : la parenté. La première idée qui a permis de parler de transformation des espèces a été d'envisager que des espèces se ressemblant aient une origine commune. C'est le fameux chapitre de l'âne et du cheval dans l 'Histoire naturelle de Buffon : les deux animaux se ressemblent par tellement de caractères qu'il est difficile de ne pas imaginer qu'ils ont eu un ancêtre commun. S'ils ont eu un ancêtre commun, il a fallu des transformations entre cet ancêtre commun et les deux descendants. Buffon pose le problème pendant une longue page, puis l'élude : la page finit en affirmant que les choses ne se sont pas passées ainsi et que l'Ane et le Cheval ont été créés indépendamment. A son époque, la Révolution française n'était pas encore passée et on ne contestait guère la création indépendante des espèces. Lamarck, après la Révolution, a développé ce schéma qu'il avait déjà proposé avant pour les plantes, au prix de beaucoup d'ennuis... Dans ma lecture de Lamarck, je ne vous suis pas sur l'importance du rôle donné à la « poussée » du simple vers le complexe. Ce n'était qu'une façon de parler de ce qu'il ne comprenait pas. Je crois que Lamarck, malgré ce qu'on lui reproche, n'avait pas de théorie sur les mécanismes.

F. Jacob : La première étape était d'admettre que les espèces ne sont pas fixes, qu'elles n'ont pas été faites une fois pour toutes et qu'elles ont une origine commune.

A. Langaney : C'est la théorie historique de l'évolution et l'hypothèse de la généalogie commune des espèces proposées par Lamarck en 1800, neuf ans avant la naissance de Charles Darwin...

F. Jacob : La seconde étape était de se demander comment les espèces changeaient, quelle était leur histoire. Le mécanisme était difficile à trouver parce que l'intention semblait aller de soi : dans un être vivant, la plupart des organes semblent faits dans un but précis, pour une fonction évidente : l'estomac pour digérer, les jambes pour marcher ou les ailes pour voler. La difficulté, c'est que si cette intention et ce dessein se décèlent chez l'individu, on ne les retrouve pas pour le monde vivant dans son ensemble. Rien ne permet de penser que les organismes ont été formés les uns après les autres dans un dessein définitif et précis. Ce qui signifie que l'évolution ne semble pas avoir de direction. Il fallait donc trouver une mécanique expliquant pourquoi les oiseaux ont des ailes, ceux qui marchent des pattes et les poissons des nageoires, sans qu'il y ait, derrière, une intention semblable à celles dont notre cerveau a l'habitude. Les idées de Darwin et aussi d'Alfred Wallace, qui a fait les mêmes constatations et hypothèses à la même époque, sont relativement simples. Leur grande importance vient de ce qu'ils ont pu montrer que des mécanismes simples peuvent simuler une intention. Cela marche si les caractères des organismes varient, si ces variations sont héréditaires et si, dans l'interaction des milieux et des organismes, la reproduction est tirée dans un sens ou un autre. Tout cela s'appelle la sélection et peut à peu près expliquer pourquoi les oiseaux ont des ailes et les poissons des nageoires.

A. Langaney : Darwin dit que les variations individuelles qui survivent et se reproduisent le plus vont diffuser dans la population : c'est le principe de la sélection naturelle. Mais il ne connaît pas le mécanisme de transmission de ces fameuses variations. Comment va-t-on arriver de ce savoir du milieu du siècle dernier aux propositions actuelles ?

F. Jacob : A l'époque de Darwin, on ne sait pas comment se transmettent les caractères. Il y a souvent l'idée de mélanges entre les caractères du père et ceux de la mère, bref, on ne sait pas grand-chose ! C'est peu après la publication de Darwin que Mendel, cultivant des pois dans le monastère de Brno, comprend comment fonctionne l'hérédité : les caractères que l'on voit sont gouvernés par des choses que l'on ne voit pas, des particules internes qui s'appelleront plus tard des gènes. Sur le moment, personne ne s'occupe de ce que trouve Mendel, mais les problèmes d'hérédité et de génétique sont repris au début de ce siècle. Grâce aux études sur les plantes et sur la drosophile, on comprend qu'il existe, pour chaque caractère que l'on voit, un gène que l'on ne voit pas mais dont on peut estimer l'état. On montre que ces gènes sont installés sur les chromosomes et qu'il y a un ballet des chromosomes. On comprend comment les caractères des organismes supérieurs sont gouvernés par les gènes et comment les gènes se distribuent et se recombinent au cours des générations. C'est la « génétique classique ».

A. Langaney : Cela ne s'est pas fait sans difficulté, en particulier parce que le dogme de l'hérédité de l'acquis a dû être éliminé.

F. Jacob : Le principe de la génétique c'est que les variations des gènes, les mutations, se font au hasard, par « accident ». Ce qui ne veut pas dire qu'elles n'ont pas de cause. Elles ont une cause chimique, ou physique par des radiations. Le hasard, ici, veut dire que l'action, de rayons X par exemple, n'a rien à voir avec l'effet final qu'elle produit sur l'organisme. Son résultat n'est ni intentionnel, ni prévisible. Autrement dit, des gènes se modifient et changent certains caractères dans l'organisme. C'est ce qui va permettre de faire rentrer le mendélisme dans le darwinisme, la génétique dans la théorie de l'évolution. Cela aboutira, au milieu de ce siècle, à ce que l'on appelle le néodarwinisme.

A. Langaney : Ce mélange de darwinisme et mendélisme a été baptisé « la théorie synthétique de l'évolution », un peu comme si l'on avait tout compris ! Avait-on vraiment tout compris ?

F. Jacob : Non, et on n'aura jamais tout compris ! Une théorie scientifique, c'est une construction abstraite des chercheurs pour mettre en place les résultats qu'ils ont obtenus et avoir une représentation de certains aspects de la réalité. Avec le temps, des notions et des informations nouvelles apparaissent et ces données nouvelles modifient souvent, plus ou moins, la théorie qui existait avant. Le milieu de ce siècle essaie d'intégrer darwinisme et mendélisme, c'est-à-dire la théorie de l'évolution d'un côté, et la théorie des gènes de l'autre... Pendant la guerre, on arrive à une théorie qui rend compte d'un certain nombre de choses, mais qui rencontre beaucoup de difficultés. Les variations se faisaient par des mutations simples, très rares, et on ne comprenait pas comment celles-ci pouvaient faire varier des organismes, faire apparaître des organes nouveaux et des fonctions nouvelles. Pour Darwin, la variation, et pour les généticiens du milieu du siècle, les mutations, affectaient très légèrement les caractères : l'évolution se faisait petit à petit...

A. Langaney : C'est la théorie du gradualisme, autrement dit, « la nature ne fait pas de saut* ».

F. Jacob : A ce moment-là, un des obstacles était qu'il manquait des fossiles pour reconstituer certaines lignées, il y avait des trous, des « chaînons manquants » dans l'évolution. Récemment, des chercheurs, aux Etats-Unis, ont proposé un autre type de théories disant que, de temps en temps, certaines mutations pouvaient être beaucoup plus importantes dans leurs effets. Les espèces pouvaient rester longtemps sans évoluer, puis brusquement changer et donner naissance à des espèces nouvelles. Cela s'appelle la ponctuation*.

A. Langaney : Précisons qu'il n'y a pas, bien sûr, de discontinuité entre les espèces mais que ces sauts, au niveau du temps, auraient été assez rapides pour ne pas laisser de traces dans les fossiles. Somme toute, on a éliminé la difficulté : on n'avait pas de chaînons manquants et l'on trouve une bonne raison pour qu'il n'y en ait pas !

F. Jacob : On a supprimé le chaînon manquant, mais des modifications de ce genre sont parfaitement concevables avec les propriétés du matériel génétique connues aujourd'hui. Il y a des discussions actuelles sur les proportions : combien de gradualisme et combien de ponctuations ? C'est une affaire de spécialistes. Un autre aspect est aussi en discussion : les mutations se font au hasard et la sélection naturelle tire dans un sens.

A. Langaney : Comment la sélection naturelle qui, contrairement à la sélection artificielle, n'a en principe pas de sélectionneur connu, peut-elle tirer dans une direction ?

F. Jacob : L'idée, c'est que se reproduisent mieux ceux qui sont plus adaptés à une certaine région écologique. De nouveaux variants s'y reproduisent plus que les autres et, peu à peu, occupent l'ensemble de la niche et forment l'essentiel de la population. Par l'accumulation successive de variations, on tire l'ensemble des formes et des propriétés de l'organisme dans une certaine direction, sans sélectionneur. C'est une sélection automatique. Mais à côté de ce mécanisme de sélection, il existe aussi des facteurs de hasard qui semblent jouer un rôle important. Là encore, c'est une question de proportions. Combien de hasard et combien de sélection ?

A. Langaney : Quels sont les caractères pour lesquels la sélection joue davantage et ceux pour lesquels le hasard compte plus ?

F. Jacob : La sélection est plus importante pour les fonctions fondamentales. Par exemple, les propriétés d'une protéine qui a un rôle dans le transport de l'oxygène ou comme enzyme dans les réactions de base de la cellule. Ces fonctions, une fois qu'elles sont là, ne peuvent guère varier.

A. Langaney : Il n'y a pas de fantaisie sur les mécanismes fondamentaux !

F. Jacob : En revanche, la forme des ailes, du bec, la taille de l'oeil, peuvent se permettre des variations sur le même thème. Quand des oiseaux arrivent dans les îles Galapagos chères à Darwin, une espèce nouvelle va être fondée dans une île par un petit groupe qui a des caractéristiques génétiques un peu différentes de celui qui va dans une autre île. Il y a une fondation d'espèces nouvelles, mais qui se fait au hasard. La population d'une île a une structure génétique qui dépend de celle des oiseaux « fondateurs ».

A. Langaney : N'est-on pas en train de généraliser comme si les mécanismes étaient les mêmes pour tous les groupes d'êtres vivants ? Quand on regarde la nature, la diversité des êtres dans les populations de plantes ou d'animaux est très variable. Il y a bien des espèces dans lesquelles tous les animaux ont l'air faits sur un modèle uniforme. En général, ce sont celles qui sont très nombreuses. S'il y a très peu de survivants dans la reproduction, il peut y avoir une sélection très intense qui élimine tous ceux qui ne correspondent pas au « type adapté » à ces conditions difficiles. Celui-ci représente une relative « optimisation » de l'organisme. Mais il y a aussi les espèces peu nombreuses grands oiseaux ou mammifères, grands singes et premiers humains avec une proportion de survie de ceux qui naissent trop forte pour que la sélection puisse conduire à des adaptations très poussées, à des optimisations des caractères. Les variations individuelles sont alors aléatoires et plus fortes.

F. Jacob : Je voudrais arriver à l'étape suivante et parler d'un nouveau type de biologie, apparu au milieu du siècle comme résultat de recherches faites aussi bien par des biologistes que par des microbiologistes et par des physiciens. Ils se sont attaqués à l'étude des molécules impliquées dans la génétique, les molécules de l'hérédité. Le principe dont sont partis ces chercheurs était que les propriétés étonnantes des êtres vivants, pour lesquelles on invoquait, il n'y a pas si longtemps, une force vitale, sont dues à la structure et aux propriétés des molécules qui les constituent. Conduite en particulier sur les microbes, sur les bactéries, cette biologie moléculaire, qui s'est imposée face à une biologie naturaliste souvent hostile, a montré que la molécule de l'hérédité était le fameux acide désoxyribonucléique et que les propriétés de cette molécule expliquaient les mutations, les recombinaisons et surtout la reproduction à l'identique des structures.

A. Langaney : En même temps, c'était la meilleure confirmation possible du transformisme et de l'évolutionnisme, de Lamarck à Darwin, puisque s'il n'y a, pour l'ensemble du monde vivant, qu'un seul type de molécule de l'hérédité, c'est une présomption très forte d'une communauté d'origine. C'est pour cela qu'à l'heure actuelle on peut dire que la biologie moléculaire et certains aspects de la biologie moléculaire du développement démontrent cette origine commune. Ou bien un créateur totalement dépourvu d'imagination a bâti tous les êtres vivants sur le même modèle il aurait pu en créer sur une chimie du silicium au lieu du carbone, ou je ne sais quoi d'autre ! ou bien il y a une histoire de la vie qui a commencé et s'est toujours continuée sur les mêmes principes chimiques de base.

F. Jacob : Tout ce qui avait été fait jusqu'à cette époque-là depuis Darwin et ce que l'on a appelé le néodarwinisme reposait uniquement sur la forme des organismes, leur parenté, la paléontologie et sur certaines similitudes des embryons. Car on avait trouvé que, très souvent, les embryons se ressemblent beaucoup entre des espèces qui, adultes, sont très différentes. La biologie moléculaire, qui analysait la structure même des molécules, a consolidé ces connaissances à un point inimaginable, en particulier la parenté de toutes ces espèces. On trouve certaines molécules de protéines qui sont exactement les mêmes chez le pois et chez l'homme. Certaines histones, par exemple, des protéines des chromosomes, ne diffèrent que par un acide aminé sur deux cents.

A. Langaney : Mendel et son petit pois étaient donc cousins !

F. Jacob : Certaines molécules sont exactement les mêmes et d'autres pas. Ces dernières varient lentement au cours du temps et on peut repérer des variations qui se sont faites régulièrement sur des centaines de millions d'années voir l'encadré « Mutations aléatoires et rythmes d'évolution ». Les organismes dont la structure des molécules est la plus proche peuvent être considérés comme les plus voisins. En analysant le détail de la structure des protéines ou des acides nucléiques, on peut ainsi retracer l'arbre de l'évolution. On retrouve alors un arbre très voisin de ce que les paléontologistes et les zoologistes avaient établi.

A. Langaney : C'est la plus belle confirmation possible de l'évolution, puisqu'on arrive, par des voies indépendantes, à des classifications presque identiques des êtres vivants. Ici ou là, il y a une petite divergence, surtout pour les espèces séparées depuis peu on sait que la théorie des « horloges moléculaires » n'est pas précise pour les « courtes durées », soit moins de dix millions d'années... alors qu'elle l'est beaucoup plus pour les longues durées, dizaines ou des centaines de millions d'années. Ces découvertes font qu'à l'heure actuelle il est pratiquement impossible de contester la réalité de cette histoire de la vie. Par contre, on discute beaucoup des mécanismes...

F. Jacob : On a trouvé d'autres aspects très intéressants. Ces grosses molécules que sont les protéines et les acides nucléiques sont faites par des modules, des petits éléments, qui sont toujours les mêmes. Comme les molécules sont faites d'atomes, les molécules de protéines sont faites de segments de trente à cinquante acides aminés, dont chacun a une fonction précise, et qui sont réunis et combinés de façon très variée. Tous les organismes sont faits plus ou moins des mêmes molécules, combinées et recombinées. On a souvent comparé le travail de l'évolution à celui d'un ingénieur, mais il ressemble beaucoup plus à celui d'un bricoleur. Elle utilise de vieilles structures pour en faire des nouvelles, prend le rideau de la grand-mère pour faire la jupe de la petite-fille, ou une caisse à savon pour faire une boîte de radio...

A. Langaney : Vous décriviez la sélection sans sélectionneur. Nous voilà devant du bricolage sans bricoleur ?

F. Jacob : Oui, mais on a aussi appris la variété des mécanismes de variation. Jusque vers le milieu du siècle, on ne connaissait que des mutations simples, ou de petits remaniements chromosomiques, ce qui rendait difficile la compréhension d'une évolution vers des organes nouveaux et des fonctions nouvelles...

A. Langaney : Que dire de l'exemple concret d'un organe comme l'oeil ?

F. Jacob : L'oeil est un organe très compliqué et l'un des arguments favoris des adversaires de l'évolution est de dire : « L 'oeil n'a pas pu être fait au hasard. L'oeil, c'est comme une montre. Pour la montre, il faut un horloger, pour l'oeil il faut un créateur . » Effectivement, avec des mutations simples changeant les protéines acide aminé par acide aminé, il faudrait des temps dépassant les délais de l'évolution pour produire un oeil. Mais on a découvert des mécanismes génétiques très différents et beaucoup plus rapides. En particulier, des éléments qui coupent les chromosomes, qui les collent, qui prennent un segment ici et le remettent là. Un module de protéine est pris ici, un autre là et ils sont mis ensemble. Voilà ce que j'appelle le bricolage. Des mécanismes génétiques connus permettent de le faire et, du coup, l'oeil n'est plus hors de portée des centaines de millions d'années disponibles. D'autant que l'on vient de montrer que tous les yeux quelles que soient leur forme et leur optique sont sous-tendus par le même système génétique. Ce sont les mêmes gènes qui mettent en place l'oeil à facettes des insectes ou l'oeil à cristallin des vertébrés ou des mollusques. Là encore, à partir d'un même fond génétique les structures finales sont bricolées pour s'adapter à des organismes très différents1.

A. Langaney : Les embryons sont souvent semblables entre espèces différentes, mais tout embryon part d'un oeuf. Comment des oeufs semblables dans toutes les espèces, de mammifères par exemple, produisent-ils des êtres aussi différents qu'un kangourou, un cochon ou un humain ?

F. Jacob : C'est l'un des mystères les plus fantastiques de la biologie et l'histoire la plus extraordinaire qui se passe sur cette Terre ! Pendant longtemps, on n'a su que regarder ce qui se passait. Ou prendre des morceaux ici et les mettre là, mais c'était difficile à analyser. Grâce à la biologie moléculaire, on commence à comprendre comment ça fonctionne. En quelques années, des progrès stupéfiants ont été faits sur les mouches, l'objet de prédilection des généticiens. Morgan, qui a inventé la mouche comme objet d'étude génétique, était embryologiste. L'hérédité gouverne le développement de l'embryon puisque la reproduction des éléphants donne toujours un éléphant, celle des humains un humain, et celle des lapins un lapin. Morgan voulait comprendre comment fonctionne l'hérédité et a choisi la drosophile, une petite mouche très facile à manipuler. Il a obtenu des quantités de mutations et compris ainsi le rôle des chromosomes. On a trouvé des mouches mutantes extraordinaires qui avaient quatre ailes au lieu de deux. D'autres, sur la tête, avaient une patte à la place d'une antenne. Ces mutations venaient donc perturber le développement de l'embryon. Cela a été analysé en détail depuis quinze ans grâce à la biologie moléculaire. Il y a toute une série de gènes qui mettent en place le plan de l'embryon de mouche, qui installent l'axe antéro-postérieur et l'axe dorso-ventral. Ensuite, le corps de la mouche se découpe en anneaux et des gènes précisent : « Ici sera le thorax, là une patte, la tête, ou un oeil... ». Parfois un gène mute et ne détermine plus des ailes, mettant des pattes à la place, ou bien met une patte sur la tête. On a trouvé les gènes en cause chez la mouche. On s'est demandé alors si de tels gènes existaient chez des organismes plus compliqués. On les a trouvés chez tous les animaux, chez la souris, chez l'homme. On a appris ainsi cette chose stupéfiante : ce sont les mêmes gènes qui mettent en place le corps d'une mouche et celui d'un humain ! Si on nous l'avait dit il y a dix ans, personne ne l'aurait cru...

A. Langaney : Cela prouve l'unité d'origine de tous ces animaux !

F. Jacob : Bien sûr ! Mais on comprend aussi que les mutations ne font pas que des petites variations : mettre une patte dans l'oeil ou des ailes en trop, ce sont de très gros changements, des ponctuations.

A. Langaney : N'est-ce pas ce que Richard Goldschmidt avait appelé des « monstres prometteurs » entre les deux guerres mondiales ? Si le pauvre Darwin sait cela, il doit se retourner dans sa tombe : c'est le contraire du gradualisme !

F. Jacob : C'est opposé au gradualisme. Mais cela lui donnerait quand même des satisfactions de constater cette extraor-dinaire persistance des mêmes gènes. Une fois que certaines solutions ont été trouvées dans la nature, elle s'y tient et brode autour. C'est le bricolage, une fois de plus ! La nature est conservatrice, mais elle fait aussi pas mal de changements. Elle conserve ce qu'il y a derrière, ce qu'on ne voit pas mais, en surface, elle fabrique tous les possibles.

A. Langaney : A vous écouter, on a l'impression que les principaux mystères sont élucidés ! Pourtant, il y a plein de choses que l'on ne comprend ou que l'on ne connaît pas.

F. Jacob : Certes. Par exemple, l'origine de la vie. On ne comprend pas comment ont pu se former les premiers organismes, les protobactéries. Comment a pu démarrer la reproduction, avec toute sa complexité chimique. On a des hypothèses. Mais je ne suis pas sûr que l'on pourra jamais arriver à les démontrer ou à les réfuter expérimentalement. De même, on ne comprend pas l'explosion cambrienne, l'apparition des divers plans d'organismes en quelques millions d'années, il y a 600 millions d'années. Et tant que l'on ne comprendra pas cela, on ne comprendra pas vraiment l'évolution.

A. Langaney : Revenons à notre point de départ : malgré ces inconnues, comment peut-on encore s'opposer au principe même de l'évolution, de l'histoire de la vie, de la transformation et de la parenté des espèces ?

F. Jacob : La théorie de l'évolution décrit les origines du monde vivant et des humains alors que, dans chaque culture, des mythes décrivent les origines. L'un des dangers qui guettent la théorie de l'évolution c'est d'être traitée comme un mythe. C'est une théorie scientifique qui ne doit pas quitter son statut. Certains aimeraient supprimer les autres mythes et les remplacer par celui-là. C'est une erreur parce qu'une théorie scientifique peut varier. Un mythe raconte les origines et est re-pris de génération en génération sans être modifié. En même temps, le mythe sécrète une échelle de valeurs, ce que vous ne trouvez pas dans la théorie de l'évolution. Dans l'origine, dans la soupe primordiale ou dans toutes les variations, vous n'avez aucune raison de trouver des valeurs.

A. Langaney : N'est-ce pas cela qui déçoit le commun des mortels ? Il s'attend, si on lui donne une théorie sur les origines, à ce que cette théorie fournisse aussi le mode d'emploi de ce que nous sommes.

F. Jacob : Elle explique ce que nous sommes, mais sans dire ce que nous devons faire et pourquoi nous devons le faire ! Ce n'est pas conforme au statut des mythes. La théorie de l'évolution ne doit donc pas être traitée comme un mythe, mais comme une théorie scientifique.

A. Langaney : Vous donnez l'impression d'avoir une théorie tout à fait cohérente sur l'histoire de la vie, une théorie prouvée, dans laquelle on peut discuter les modalités, mais où les grandes lignes sont fixées. C'est le point de vue actuel de la communauté des biologistes. Comment, en dehors d'elle, certains milieux s'opposent-ils à la notion de sélection naturelle, ou même à celles d'histoire de la vie et d'évolution ?

F. Jacob : Pour les biologistes la théorie est cohérente. Elle sera modifiée dans certains aspects, comme elle l'a souvent été, mais l'essentiel tient la route. Les oppositions sont de trois natures assez différentes. Une première catégorie d'opposants refuse que la théorie puisse rendre compte des origines du monde vivant et de l'homme. Dans toutes les cultures, des mythes décrivent les origines du monde, du monde vivant et de l'homme, donnent à ce dernier sa place dans la nature, et, en même temps, une échelle de valeurs. Ce qui n'est pas le cas dans la théorie de l'évolution. Certains considèrent que leurs mythes restent valables, que rien ne pourra les détruire : ce sont les intégristes de toutes les religions.

A. Langaney : Vous parlez de mythes, mais pour eux ce n'en est pas un du tout. Ce sont des dogmes, base de leur religion révélée, des vérités supérieures qui n'ont pas à être confrontées avec l'expérience. Et là nous avons une divergence totale entre ces fondamentalistes et les scientifiques qui veulent que toute proposition soit soumise à l'expérience et vérifiée si possible.

F. Jacob : Absolument. Le dialogue est impossible. Ils rejettent purement et simplement la théorie de l'évolution. Les opposants de la deuxième catégorie admettent le principe de la théorie, c'est-à-dire le changement et la transformation des espèces, mais n'aiment pas du tout la mécanique proposée par Darwin, c'est-à-dire la sélection naturelle. Certains n'ont pas bien compris, en particulier le rôle du hasard. Ils croient que l'on affirme qu'un oeil se fait par hasard, du jour au lendemain, alors qu'il a fallu des centaines de millions d'années pour faire l'oeil des vertébrés... D'autres estiment que « les calculs » lesquels ? ne permettent pas la construction d'organismes complexes en trois milliards et demi d'années. Enfin, certains n'aiment pas la sélection naturelle parce qu'elle a été utilisée par des philosophes comme Spencer pour essayer de rendre compte de l'état des sociétés. Spencer a essayé de plaquer l'évolution des sociétés sur l'évolution biologique et d'affirmer que, dans la société, ceux qui réussissent, qui sont riches, qui ont de l'argent, qui sont beaux, ne sont que le juste produit de la sélection.

A. Langaney : Expliquer l'évolution culturelle en termes de sélection naturelle, c'est ce que font encore aujourd'hui des sociobiologistes, avec des arguments très faibles. Donc, même dans le monde de la biologie il y a des extrémistes darwinistes qui sont quasiment des fondamentalistes...

F. Jacob : Exactement ! Et puis il faut ajouter une dernière catégorie d'opposants, composée de ceux qui aiment voir manger le dompteur, évolutionniste moyen ou darwiniste standard... Là, il faut répéter une fois de plus qu'une théorie scientifique n'est pas un dogme. Elle est modifiable à tout moment sur des données ou des faits nouveaux. On est alors conduit à rejeter toute la théorie, et à en trouver une autre, ou bien à en modifier certains aspects. C'est ce qui se passe quand, alors que Darwin estimait que tout se faisait de façon graduée, certains proposent des modifications par sauts, beaucoup plus rapides... Il est probable que les deux mécanismes jouent, que certains moments de l'évolution sont gradués et que d'autres, ponctués, se font par sauts. Un autre aspect, discuté depuis vingt ans, concerne le poids relatif de la sélection. Des chercheurs ont montré que certaines mutations sont sélectionnées et que d'autres, neutres, ne doivent leur maintien qu'au hasard. Ainsi, l'état génétique d'un organisme est en partie dû au hasard et en partie dû à la sélection naturelle. Il y a des discussions sur le dosage des deux. Mais rien de tout cela ne conduit à rejeter la théorie. Pratiquement tous les biologistes s'entendent sur ses très grandes lignes.

A. Langaney : En conclusion, je voudrais jouer le rôle du diable et vous poser une ultime question : que répondre à quelqu'un qui dirait : « Toutce que vous racontez, je l'admets volontiers, c'est prouvé expérimentalement. Malgré les trous, votre théorie est cohérente. Mais cette histoire de la vie est due à un créateur qui a juste inventé les mécanismes et tout mis en route » ?

F. Jacob : Là, on revient au problème de l'existence de Dieu, qui a beaucoup occupé nos aïeux. C'est une question qui ne relève pas de la science. On ne prouvera jamais que Dieu existe ou n'existe pas. C'est une question de goût..

 

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