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NOTRE IDENTITÉ ...

 

Tous les rouages de notre identité


spécial mémoire - par Martin A. Conway , Pascale Piolino dans mensuel n°432 daté juillet 2009 à la page 42 (2632 mots)
Notre mémoire est un processus dynamique. Chaque fois que nous évoquons un moment passé de notre vie, nous en reconstruisons le souvenir à partir d'éléments de natures très différentes que nous avons enregistrés.

Comment notre mémoire façonne-t-elle notre identité ? Philosophes et psychologues ont longtemps débattu de la nature de la conscience de soi et de sa relation avec la mémoire. Parmi eux, William James fut l'un des premiers, en 1890, à définir l'identité par ses liens avec la mémoire de sa propre histoire. Pour lui, sans cette capacité à remonter dans notre passé, nous ne pourrions simplement pas avoir d'identité. Aujourd'hui, on considère que c'est la mémoire autobiographique, celle des expériences et des connaissances personnelles acquises tout au long de la vie, qui fonde notre sentiment d'identité : ce que nous avons été, ce que nous sommes maintenant et ce que nous pourrions devenir. Cette mémoire est considérée comme un système mnésique uniquement humain.

Lorsqu'un souvenir autobiographique nous vient à l'esprit, tout un réseau cérébral largement distribué dans le néocortex * devient actif. Toute atteinte de ce réseau, en cas de lésions cérébrales par exemple, s'accompagne donc logiquement d'une perturbation de nos souvenirs plus ou moins importante, voire d'une absence totale de souvenirs mais aussi d'une perte d'identité. Trente ans de recherche dans ce domaine ont conduit à une conception théorique de ce système de mémoire de soi et à ses différentes propriétés.

Tout d'abord, la mémoire autobiographique n'est pas forcément exacte. Les études cognitives montrent qu'un souvenir peut être presque exact, partiellement exact, ou totalement faux. Il est toujours incomplet et fragmentaire, sans commune mesure avec d'autres formes d'enregistrements comme les vidéos, les photographies, etc.

En 1981, dans une étude devenue un cas d'école, le psychologue américain Ulrich Neisser en a fait une première démonstration. Il a comparé les souvenirs de John Dean, attaché de presse du président Richard Nixon, avec les enregistrements de leurs conversations à la Maison Blanche. John Dean était connu pour sa mémoire exceptionnelle. Or, la comparaison a révélé que, si John Dean reconstituait correctement le sens général des conversations, il n'en rendait pas le contenu précis. Dans le sillage de cette étude, de nombreux travaux ont confirmé que la mémoire humaine est particulièrement axée sur l'extraction et la mémorisation du sens général, et non sur celle des détails.

Reconstructions
Dans les années 1990, à partir de cas cliniques et de résultats d'expériences de psychologie expérimentale, l'un d'entre nous Martin Conway a proposé une nouvelle conception de la mémoire autobiographique [1] . Elle tranchait considérablement avec la vision précédente. On savait déjà que la mémoire autobiographique reposait sur deux composantes, la mémoire épisodique, c'est-à-dire celle des événements, et la mémoire sémantique, plus conceptuelle, celle des connaissances générales sur le monde et sur soi. Mais ce nouveau modèle a mis l'accent sur le fait que les souvenirs autobiographiques sont des reconstructions mentales complexes. Il stipule que la mémoire autobiographique est guidée par deux principes complémentaires : celui de correspondance et celui de cohérence [2] . Quand on reconstruit un souvenir, il doit refléter au mieux notre expérience de la réalité, c'est le principe de correspondance. Il doit aussi, selon le principe de correspondance, être en accord avec ce que nous sommes, c'est-à-dire tous nos souvenirs, nos croyances et l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes [3] .

Dans ce cadre théorique, chaque souvenir est le résultat d'un équilibre entre correspondance et cohérence, qui nourrit notre identité et permet de nous adapter au monde social. Trop de correspondance suscite l'émergence de souvenirs très détaillés et vivaces qui focalisent notre attention, et nos ressources cognitives et affectives. Par exemple, dans les cas extrêmes comme un stress post-traumatique, des détails intrusifs viennent à l'esprit et sont intensément revécus lire « Des faits qui résistent à l'oubli » p. 62. À l'inverse, trop de cohérence peut conduire à construire un passé fantasque, et donc à une identité non fondée sur les expériences vécues, voire à l'extrême à une fausse identité. Les patients schizophrènes, par exemple, ont à la fois des souvenirs qui confirment leurs délires principe de cohérence et des souvenirs qui contredisent leurs croyances principe de correspondance. Entre ces deux extrêmes, des souvenirs autobiographiques bien équilibrés participent au sentiment de bien-être et nous permettent de nous projeter dans le passé et dans le futur.

L'idée que les souvenirs autobiographiques ne sont donc pas stockés comme tels en mémoire et sont des constructions mentales est désormais de plus en plus partagée. Le processus est complexe et dynamique. Ces souvenirs sont construits à chaque rappel à partir de plusieurs types d'informations gérées par différentes régions cérébrales. C'est de cette construction qu'émerge le sentiment conscient de revivre l'événement passé.

Rappel de connaissances
Mais avant de décrire comment s'effectue ce processus de rappel, revenons sur la nature des différentes composantes sur lesquelles il s'appuie. Le fait de pouvoir se projeter dans le temps pour revivre un souvenir personnel spécifique est ce qu'Endel Tulving, de l'université de Toronto, a appelé la conscience autonoétique dans les années 1980 lire « Endel Tulving : "J'ai révélé la mémoire épisodique" », p. 88. Pour lui, c'est la pierre angulaire de la mémoire épisodique [4] . Cette expérience contraste avec d'autres états de conscience tels que le sentiment de familiarité et de savoir, dits conscience noétique, qui peuvent accompagner le rappel de connaissances autobiographiques sans souvenirs épisodiques associés. Et toujours, selon Endel Tulving, ces deux états de conscience, autonoétique et noétique, caractérisent respectivement le rappel en mémoire épisodique et en mémoire sémantique. Il a ainsi été le premier, en 1988, à distinguer les deux types d'informations auxquels la mémoire autobiographique fait appel : les souvenirs épisodiques et les connaissances conceptuelles [fig. 1] .

Schémas et périodes
Les souvenirs épisodiques lire « Comment distinguer un souvenir épisodique ? », ci-dessous sont des représentations de moments spécifiques. Par exemple : « Je me souviens du jour de mon mariage ».

Ils contiennent toujours des détails épisodiques perceptifs et sensoriels, souvent des détails visuels. Ils présentent aussi toujours un point de vue : soit celui de « l'observateur », lorsque le sujet se voit lui-même dans son souvenir : je me vois petit aller à l'école ; soit celui de « l'acteur », caractéristique des souvenirs épisodiques vivaces et détaillés, qui conserve le point de vue original de l'événement vécu : je revois mon maître me pointer du doigt en me menaçant de me punir.

Au cours des années 2000, nous avons montré que les connaissances conceptuelles, au contraire, sont constituées de schémas et de représentations génériques [5] . Les plus abstraits, les schémas, sont des idées générales sur nous-mêmes : je suis une personne persévérante, gourmande, etc. Les représentations génériques concernent de longues périodes bien définies, avec un début et une fin quand j'étais à l'université, quand je vivais à Paris, quand je travaillais dans l'entreprise « X », etc.. Elles sont reliées par thèmes de vie et non selon un ordre temporel. Nous les appelons les « périodes de vie ». Elles sont associées à un autre type de connaissances conceptuelles personnelles : les « événements généraux ». Ce sont en quelque sorte des résumés de nombreux événements spécifiques, soit étalés dans le temps mes vacances en Italie, soit répétés les week-ends pendant mon adolescence. Ils ont perdu l'inscription contextuelle de chaque événement. Par souci d'économie, on en crée une représentation schématique.

Au fil d'expériences similaires, on passe donc d'un souvenir épisodique à une connaissance conceptuelle. L'événement particulier n'est plus inscrit en tant que tel. C'est un processus de « sémantisation » : avec le temps, le sentiment de « se souvenir » devient celui de « savoir », et le point de vue d'acteur se change en point de vue d'observateur [6] . Mais malgré cette tendance à la schématisation des souvenirs épisodiques, certains d'entre eux, souvent les plus marquants du point de vue personnel, conservent leur nature épisodique.

Revenons à ce qui se passe au moment du rappel du souvenir autobiographique. Comment se construit-il à partir des différents types d'informations épisodiques ou conceptuelles ? Dans un certain contexte, un souvenir peut revenir en mémoire spontanément et involontairement. La madeleine de Proust en est l'exemple typique. Mais il s'agit la plupart du temps d'un processus stratégique : une construction contrôlée par un administrateur, une identité exécutive working self, en anglais. Autrement dit, en fonction de notre état, de notre identité à un moment donné, nous privilégions l'accès à un souvenir plutôt qu'à un autre. Ainsi, c'est cette identité exécutive qui détermine quels souvenirs vont être rappelés. Ce processus peut donner accès à des connaissances sur une période de vie quand j'étais professeur à l'université de Leeds, qui à leur tour convoquent des événements généraux les congrès internationaux, qui eux-mêmes renvoient à des détails d'événements spécifiques une rencontre marquante dans un congrès [fig. 1] .

L'identité exécutive
Le rôle de cette identité exécutive est particulièrement visible chez les personnes souffrant de dépression, qui ont ainsi bien plus de mal à se rappeler de souvenirs épisodiques positifs que des négatifs lire « La dépression nous éloigne de nous-mêmes », p. 74. Plus généralement, on observe que dans la dépression, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles alimentaires, et différentes pathologies cérébrales, la mémoire autobiographique est plus souvent affectée par une perte d'accès aux souvenirs épisodiques qu'aux connaissances conceptuelles [7] . Ce résultat suggère que les deux composantes de la mémoire autobiographique, même si elles sont étroitement liées, peuvent être dissociées au niveau cognitif.

Le sont-elles au niveau cérébral ? Pour le savoir, de nombreuses expériences d'imagerie fonctionnelle ont cherché à localiser les régions du cerveau activées lors de l'évocation de souvenirs autobiographiques. Au cours de ces expériences, on demande aux sujets de se remémorer des faits passés à partir de mots, de phrases ou de photos [8] . Elles montrent toutes que la mémoire autobiographique engage un réseau cérébral vaste [fig. 2] . Préférentiellement latéralisé à gauche, il comprend les régions néocorticales frontales, temporales incluant l'hippocampe, et des régions plus postérieures. Ce réseau implique des structures cérébrales médianes que l'on associe en général aux processus de référence à soi.

Afin de mieux cerner le réseau spécifiquement activé pour les souvenirs épisodiques, en collaboration avec l'équipe de Francis Eustache, à l'université de Caen, nous avons demandé à des femmes âgées de 60 à 75 ans de se rappeler des souvenirs ayant trait à cinq périodes de vie différentes : l'enfance et l'adolescence, l'âge jeune adulte, l'âge adulte, les cinq dernières années et enfin les douze derniers mois. Les résultats d'imagerie fonctionnelle ont montré que le réseau cérébral activé était le même quelle que soit la période évoquée, notamment les régions préfrontales, l'hippocampe et une zone du lobe pariétal. Elles ont aussi révélé que plus la personne revit bien son souvenir épisodique ce que l'on évalue à l'aide d'un questionnaire, plus le réseau impliqué devient bilatéral [9] .

De plus, on a découvert que la période « jeune adulte », très importante pour la construction et le maintien de l'identité personnelle, active d'autres régions cérébrales, plutôt associées au rappel de connaissances conceptuelles lobe temporal inférieur latéral gauche. En effet, d'autres études ont prouvé que l'hippocampe semble s'activer préférentiellement pour les souvenirs épisodiques alors que le lobe temporal latéral et le pôle temporal apparaissent plus dédiés aux souvenirs d'événements généraux, donc conceptuels.

Grâce à certaines techniques, il est aussi possible de suivre la séquence d'activation dans le temps pour préciser comment les différentes régions se passent le relais et la comparer au modèle cognitif. Au départ, pendant la reconstruction du souvenir processus stratégiques et accès aux connaissances conceptuelles, ce sont les régions préfrontales et temporales latérales qui sont sollicitées, puis après 10 à 20 secondes, c'est au tour de l'hippocampe et des régions postérieures d'être activées, au moment où la personne revit son souvenir. En comparant des mesures cérébrales sur le métabolisme de base réalisées lorsque la personne est au repos et les résultats de questionnaires cognitifs, nous avons ensuite confirmé ces correspondances spécifiques [fig. 3] .

Ainsi, non seulement l'existence d'un réseau cérébral commun aux différentes composantes de la mémoire autobiographique a été montrée, mais aussi celle de régions spécifiques, confirmant l'idée d'une dissociation fonctionnelle entre les aspects épisodiques et conceptuels. Le système hippocampique et postérieur pariéto-occipital serait toujours impliqué dans l'évocation de souvenirs épisodiques, plus ou moins anciens, alors que le système fronto-temporal latéral semble lié aux processus stratégiques et à l'accès aux connaissances conceptuelles.

Sentiment de familiarité
Tous ces systèmes cérébraux propres à la mémoire autobiographique ont été mis en évidence chez des sujets sains. Les travaux de neuropsychologie chez les patients ayant des lésions cérébrales sont un autre moyen de mieux les comprendre. Ces études montrent que des lésions frontales ou temporales, des lésions plus postérieures ou des lésions au niveau des connexions entre ces régions affectent effectivement la mémoire autobiographique de ces patients. Dans les cas extrêmes, ces lésions peuvent provoquer une perte totale d'identité.

Nous nous sommes aussi intéressés aux troubles de la mémoire autobiographique dans le cas de la maladie d'Alzheimer qui, au début, touche prioritairement le lobe temporal médian dont l'hippocampe et les régions postérieures et la démence frontotemporale qui touche principalement les régions frontales. Si ces patients voient leurs capacités de rappel conscient de leurs souvenirs épisodiques s'amoindrir, ils préservent relativement bien leurs connaissances conceptuelles autobiographiques et le sentiment de familiarité.

En étudiant plus précisément les mécanismes cérébraux à l'oeuvre, nous avons montré que les déficits de souvenirs épisodiques étaient principalement liés au dysfonctionnement de l'hippocampe pour la maladie d'Alzheimer et au dysfonctionnement frontal pour la démence frontotemporale. Chacun de ces dysfonctionnements provoque un mode de perturbation différent. Celui de l'hippocampe empêche la personne de revivre son souvenir, tandis que celui du lobe frontal inhibe les processus stratégiques. Ces patients pouvaient encore répondre à la question « Qui suis-je ? » Mais ils avaient de grandes difficultés à se souvenir du passé en le revivant mentalement. De façon intrigante, ils étaient souvent incapables de se projeter dans l'avenir. Selon l'étendue des troubles épisodiques, l'identité personnelle des patients était plus ou moins désincarnée, privée d'intimité.

Ainsi, l'ensemble de ces travaux, tant en neuropsychologie qu'en neuro-imagerie, plaide fortement en faveur de deux systèmes distincts dans la mémoire autobiographique et l'expérience consciente, qui peuvent être dissociés dans la pathologie mais agissent de concert dans le fonctionnement normal. Ils soulignent aussi une certaine continuité entre les capacités de projection dans le temps subjectif, qu'il s'agisse du passé ou bien du futur, ce qui se réfère directement aux propriétés de la conscience autonoétique, pierre angulaire de la mémoire épisodique.

Continuité temporelle
Cependant, nos résultats soulignent là encore que la construction de notre futur, de même que celle de notre passé, engage à foison des processus stratégiques et l'accès à des connaissances conceptuelles personnelles, à des représentations abstraites d'une identité possible, désirée, ou planifiée ce que je pourrais être, j'aimerais être ou que j'ai décidé d'être. Et si les souvenirs épisodiques sont importants pour préserver une continuité entre passé, présent, et futur et, probablement, pour entretenir notre capacité à revivre mentalement notre passé et pressentir notre futur, la plupart d'entre eux s'effacent dans la mémoire à long terme. En fait, peu de souvenirs épisodiques peuvent être rappelés au-delà d'une semaine [10] lire « Une fenêtre étroite », p. 46.

Ainsi, aussi bien le passé que le futur sont principalement construits sur des connaissances autobiographiques, et non sur des souvenirs épisodiques. Toutefois, comme nous l'avons déjà souligné, comparés à la masse de nos connaissances autobiographiques, les souvenirs épisodiques sont certes rares, mais ils sont très précieux : ils nous permettent de ressentir qui nous avons été, qui nous sommes, qui nous serons et qui nous pourrions être.

EN DEUX MOTS Il y a trente ans, on pensait que la mémoire autobiographique était uniquement la mémoire épisodique, c'est-à-dire celle des événements vécus dans notre passé. Aujourd'hui nous en avons une conception plus large : celle d'un système bien plus complexe qui fait appel à des processus stratégiques de reconstruction des souvenirs. Un système qui fait ce que nous sommes.

Par Martin A. Conway , Pascale Piolino


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LA CONSCIENCE ...

 


La science pourra-t-elle expliquer la conscience ?


500 ans de controverses scientifiques - par Anne Debroise dans mensuel n°478 daté août 2013 à la page 79 (1929 mots)
Faut-il chercher la conscience dans les neurones ? « Nous sommes faits de matière, et c'est de cette matière que naît la conscience », répond Richard Frackowiak, neurologue à l'université de Lausanne, en Suisse. La réponse ne surprend pas de la part de l'homme qui codirige le Projet cerveau humain (Human Brain Project, en anglais), projet international qui vise à simuler le fonctionnement entier du cerveau. De là à modéliser la conscience il n'y aurait qu'un pas. Que franchit sans ambages Christof Koch, directeur scientifique de l'institut Allen des sciences du cerveau à Seattle, aux États-Unis : « La majorité des neurologues est persuadée que la modélisation du travail des neurones permettra de simuler la conscience. » L'avis n'est cependant pas partagé par Steven Laureys, spécialiste du coma à l'université de Liège, en Belgique : « Je ne crois pas que le Projet cerveau humain simulera la conscience. »
Boîte noire insondable
Il y a ne serait-ce que cinquante ans, ce débat aurait semblé complètement déplacé. La conscience était alors un objet d'études philosophiques et psychologiques, pas biologique. Mais dans les années 1980, Francis Crick, Prix Nobel de biologie pour la découverte de la structure de l'ADN, jette un pavé dans la mare. Il affirme que la conscience peut être étudiée scientifiquement. C'est ce qu'il appelle son hypothèse stupéfiante [1]. Bientôt, d'autres neurologues, et notamment Jean-Pierre Changeux, à l'Institut Pasteur, à Paris, lui emboîtent le pas. Ils remettent ainsi sur la table l'antique débat des matérialistes contre les dualistes : sommes-nous uniquement composés de matière ou la conscience exige-t-elle un élément, immatériel, en plus ?

Les neuroscientifiques font évoluer le débat. Ils n'affirment pas forcément que la conscience est matière, mais qu'elle « émerge » de l'activité des cellules du système nerveux. Et que la science peut étudier ce phénomène d'émergence. L'idée heurte alors les psychologues comportementalistes, pour lesquels la seule manière scientifique et objective d'étudier l'esprit consiste à observer ce qui est scientifiquement rapportable : le comportement, qui est la réponse de l'esprit à un stimulus. L'esprit est considéré comme une boîte noire, insondable. Mais l'hypothèse de Francis Crick trouve un écho favorable chez les adeptes de l'intelligence artificielle. Depuis l'avènement des ordinateurs, certains scientifiques estiment à la suite du mathématicien britannique Alan Turing que les machines pourraient être un jour suffisamment perfectionnées pour être dotées d'une conscience.

Mais de quelle conscience parle-t-on ? Dans le langage courant, le mot recouvre plusieurs sens : on parle parfois de la conscience comme d'un état de vigilance qui s'oppose au sommeil. Il peut s'agir aussi de la capacité d'une personne à développer une pensée réflexive sur elle-même, à pratiquer l'introspection. Les psychologues, eux, étudient la conscience de soi, de son identité propre.

En neurologie, la conscience désigne un processus mental qui hiérarchise et sélectionne des informations sensorielles en provenance, via les sens, du monde extérieur et intérieur pour en donner une représentation, subjective par nature, et unique. Ce processus permettrait au sujet conscient de focaliser son attention sur des tâches nécessitant une plus grande réflexion (par exemple des tâches nouvelles ou complexes), pendant que les tâches habituelles sont réalisées inconsciemment. Au-delà du processus mental, le mot conscience peut aussi faire référence aux sensations subjectives ainsi générées, ce que certains appellent les qualia : cette conscience dite « phénoménale » des choses perçues, la sensation que cela fait de voir du rouge ou d'avoir chaud.

Personne ne s'accorde aujourd'hui sur la définition de la conscience, ni sur quel type de conscience peut être l'objet d'études scientifiques. Ainsi, Lionel Naccache, de l'Institut du cerveau et de la moelle épinière à Paris, se focalise sur la conscience d'accès : « Une représentation mentale dont on peut rendre compte, sur laquelle on peut communiquer : je ressens ceci, je veux cela, je perçois cela, je me souviens d'untel. » Christof Koch, lui, préfère ignorer les débats qu'il juge stériles sur la définition de la conscience : « Est-ce un épiphénomène, incapable d'influencer le monde, ou bien est-ce que mes intestins sont conscients, mais incapables de me le dire ? Il faudra un jour se préoccuper de ces questions, mais aujourd'hui, s'en inquiéter ne conduit qu'à nous empêcher d'avancer. »
Objet mal défini
Les arguments se cristallisent surtout autour des qualia, ce que le philosophe australien David Chalmers appelle en 1995 « la question difficile de la conscience » [2]. La science paraît certes capable de décrire les processus d'émergence à la conscience d'une perception (la couleur verte, par exemple). Mais pourra-t-elle expliquer d'où vient l'impression subjective de la vision du vert ? Ne se conduit-elle pas comme un aveugle connaissant tout du phénomène de la vision, mais n'ayant jamais ressenti ce que cela fait de voir ? Parmi les neurologues, beaucoup choisissent d'ignorer ce problème difficile : « Je pense que ce n'est pas une distinction utile aujourd'hui », affirme ainsi Steven Laureys.

Bien que l'objet de leurs recherches ne soit pas clairement défini, les scientifiques accumulent les observations, et avancent des théories. Le philosophe américain John Searle livrait ainsi, lors d'un entretien à l'occasion de la naissance du Journal des études sur la conscience, en 1994 : « On ne sait pas comment ça marche et on a besoin d'essayer toutes sortes d'idées. »

À l'appui de leurs théories, les chercheurs exploitent l'imagerie cérébrale. Celle-ci ne donne certes pas à voir la conscience elle-même, mais ce que les scientifiques ont appelé plus modestement les corrélats neuronaux de la conscience : des changements neuronaux qui se produisent en même temps que la prise de conscience. L'électroencéphalographie (EEG), qui consiste à suivre la progression des ondes électriques nées de la propagation des signaux nerveux via des électrodes posées sur le crâne, est désormais largement complétée par l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de visualiser les zones du cerveau qui s'activent lors de la réalisation d'une tâche. L'IRMf donne une vision du cerveau dans sa totalité, là où l'EEG ne détecte que les ondes du cortex, sa couche la plus externe.
Signature neuronale
Ainsi armés, les neurologues se sont mis en quête d'une signature neuronale de la conscience : un corrélat de la conscience qui serait nécessaire et suffisant pour qu'une stimulation devienne consciente. Où et quand se produit-il ?

A priori, sur le trajet, relativement bien identifié, des perceptions. Les signaux électrochimiques nés de la stimulation de récepteurs sensitifs aboutissent dans les aires perceptuelles primaires (visuelles, auditives, sensorimotrices, etc.), puis progressent vers l'avant du cerveau, où elles subissent des traitements de plus en plus complexes, impliquant notamment des va-et-vient entre plusieurs aires corticales. La première étape du traitement de l'information, la perception primaire, est en général réalisée dans les 100 millisecondes après le stimulus. Les signaux se répandent ensuite dans le cerveau en 200 à 300 millisecondes.

À quel moment de cette progression la conscience émerge-t-elle ? Une question d'autant plus controversée que les expériences ne permettent pas de trancher. Certes, lorsque les expérimentateurs observent l'activation cérébrale durant un exercice de perception, ils distinguent des signaux qui apparaissent uniquement si le stimulus est conscient. Mais certains se produisent localement et très rapidement (dans les 100 millisecondes qui suivent le stimulus), et d'autres bien après 200 millisecondes. Il semble que la prise de conscience elle-même est noyée entre des processus préparatoires à la prise de conscience en amont et des mécanismes qui sont la conséquence de cette prise de conscience en aval. Dès lors, les avis divergent.

Semir Zeki, de l'University College à Londres, soutient l'existence d'une microconscience précoce (dès 100 millisecondes) se produisant très rapidement [3]. À l'université de Miami, aux États-Unis, le psychiatre Steven Sevush estime même qu'il existerait une conscience à l'échelle du neurone individuel [4].

À l'inverse, Stanislas Dehaene, du laboratoire de neuro-imagerie cognitive, à Gif-sur-Yvette, défend, avec Lionel Naccache et Steven Laureys, l'idée d'une apparition tardive de la conscience. Celle-ci émergerait quand les signaux nés de la perception sensitive sont largement distribués dans le cerveau, environ 300 millisecondes après le stimulus.
Suivi des signaux
L'hypothèse tardive a reçu de nombreux soutiens expérimentaux au cours des dernières années. Le plus marqué est sans doute l'expérience menée dans le laboratoire de Giulio Tononi, à l'université du Wisconsin, à Madison, aux États-Unis [5]. En installant une bobine électrique sur le crâne de ses volontaires, il stimule des groupes de neurones sous-jacents, qui se mettent à émettre des signaux électrochimiques dont il observe la propagation en EEG. Chez les personnes éveillées, des ondes électriques entre 10 et 40 hertz se propagent ainsi pendant environ un tiers de seconde, gagnant diverses zones corticales. Mais chez des personnes endormies, ou en état végétatif, il constate que le signal ne se propage pas.

L'idée de l'émergence tardive de la conscience, si elle fait toujours débat, sous-tend cependant les deux grandes théories de la conscience proposées aujourd'hui. La première est la théorie de l'espace de travail global. Elle s'inspire des travaux publiés en 1989 par un psychologue néerlandais, Bernard Baars. Elle a été transposée en neurologie notamment par Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux et Lionel Naccache [6]. Selon cette théorie, l'information sensorielle qui parvient au cerveau est traitée en permanence par des ensembles de neurones qui travaillent en parallèle, de manière inconsciente. Pour que leur information accède à la conscience, il faut que leur activité soit suffisante, mais aussi qu'ils bénéficient d'une amplification de la part des réseaux neuronaux où va émerger la conscience, à la manière d'une attention préconsciente. Une activité cohérente entre plusieurs populations de neurones distribués dans le cerveau s'installe alors.

Les connexions à longues distances qui s'établissent ainsi constituent l'espace de travail global. Cet espace met à disposition du cerveau cette information consciente qui peut dès lors être évaluée, mémorisée à long terme, donner lieu à des actions intentionnelles, etc. Cette mise à disposition généralisée d'un ensemble perceptif cohérent constituerait l'état conscient.

Des cellules impliquées dans cette distribution ont même été identifiées : les neurones pyramidaux du cortex préfrontal. Dotées d'un corps de forme triangulaire caractéristique, elles possèdent de longs axones qui connectent des zones très éloignées du cerveau.

La seconde théorie parie, elle aussi, sur ces échanges d'information à longue distance pour expliquer l'émergence de la conscience. Elle a été proposée en 2008 par Giulio Tononi [7]. Sa théorie de l'information intégrée est avant tout une théorie mathématique qui peut s'appliquer aux neurones. Elle repose sur deux constats : d'une part, l'information qui arrive à la conscience est une sélection de toutes celles disponibles dans le système, d'autre part, cette sélection constitue un tout que l'on ne peut plus fragmenter.
Information intégrée
Pour Giulio Tononi, il existe donc un continuum allant de l'absence totale de conscience à des niveaux de conscience bas que l'on trouverait chez les animaux ou lorsque nous sommes partiellement éveillés, jusqu'à des niveaux de conscience supérieurs. Ce continuum peut se décrire sous forme mathématique, qui lui permet de quantifier les niveaux de conscience. Ainsi, un animal, un humain, un nouveau-né, une personne dans le coma disposeraient de degrés de conscience différents et calculables.

La théorie de l'information intégrée de Giulio Tononi est une théorie fonctionnaliste, elle peut s'appliquer à n'importe quel système d'entités échangeant de l'information : neurones, mais aussi transistors des ordinateurs connectés via le Web, ou même... populations de planètes. Le cosmos entier serait donc empli de conscience.

Même si elle a été très favorablement accueillie par de nombreux neuroscientifiques, comme Christof Koch ou le groupe de Stanislas Dehaene, l'idée se révèle pour le moins déstabilisante. Pour des philosophes comme John Searle, imaginer qu'un système de deux diodes possède un fragment de conscience, même infime, dépasse les bornes. Reste que les développements de la théorie de l'information pourraient avoir des applications cliniques en aidant à déterminer si un patient a priori plongé dans un état végétatif dispose, ou non, d'une conscience. Une manière de mettre à l'épreuve ces hypothèses.

Par Anne Debroise

 

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HEIDEGGER

 

Martin Heidegger

Philosophe allemand (Messkirch, Bade, 1889-Messkirch, Bade, 1976).
Introduction

« Chez Heidegger, qui n'est pas un penseur honnête, mais un habile constructeur et calculateur, dépourvu de scrupules intellectuels aussi bien que moraux, la philosophie de l'existence a perdu sa sincérité négative : elle est devenue un moyen employé avec dextérité, pour passer, d'une philosophie scolastique par laquelle il avait commencé, à la philosophie nazie. » (G. Gurvitch.) Ces lignes donnent le ton et la mesure de l'effet d'aveuglement que ses rapports avec le nazisme ont exercé en retour sur l'œuvre de Heidegger. Mais il est vrai, comme l'a suggéré J. Derrida, que la condamnation politique n'est en la matière que l'alibi d'une résistance philosophique plus obscure. L'œuvre de Heidegger, en effet, l'une des plus importantes de notre temps, l'une des rares à être de notre temps, demande de son lecteur – par son style, par les voies qu'elle ouvre à la pensée, par les apories ou les questions sur lesquelles elle se tait (Questions : c'est le titre choisi par Heidegger lui-même pour la traduction française de ses opuscules) – une liberté dont des divergences politiques sont un prétexte opportun pour se dispenser de courir le risque.
L'attachement de Martin Heidegger à sa terre natale (la Souabe) est célèbre : « Que mon pays natal soit remercié pour tout ce qu'il m'a donné et qui m'a soutenu sur une longue route » sont les premiers mots d'un discours qu'il prononçait en 1955. Heidegger fait ses études à Constance, puis à Fribourg-en-Brisgau, où, en 1909, il suit à l'université des cours de philosophie (Husserl sera son professeur) et de théologie. Il publie en 1912 son premier article (le Problème de la réalité dans la philosophie moderne) et, l'année suivante, il obtient le doctorat de philosophie. Il s'engage à la déclaration de guerre, mais des raisons de santé le font réformer après deux mois. Il est alors (1915) nommé privatdozent à Fribourg, ville qu'après un séjour à l'université de Marburg (1923-1928) il ne quittera plus. Succédant d'abord à Husserl comme professeur de philosophie, il y sera nommé recteur en avril 1933.
Suspendu de ses fonctions en 1945, il reprend ses cours en 1951 avec le titre de « professeur émérite ».
L'être, l'existence, l'étant

 



Il n'y a pas de philosophie de Heidegger. Le chemin tracé par sa réflexion essaie au contraire de sortir de la philosophie dans la mesure où celle-ci, déterminée dès son origine comme métaphysique, a toujours ramené au statut et à la forme de l'étant-présent l'être que tout étant présuppose et le temps que tout présent présuppose. La pensée de Heidegger est moins pensée d'autre chose que pensée du destin qui pèse sur la pensée et l'empêche, précisément, de penser autre chose. Cette transgression de la philosophie est un retour sur ce qui gouverne, du retrait de l'implicite dans lequel il est laissé, toute philosophie. Elle n'a rien à voir ni avec une critique ni avec une réfutation.
Ce qui définit l'ontologie traditionnelle, c'est l'oubli de la question de l'être, l'oubli de l'être comme question. Cet oubli constitue l'histoire de l'ontologie elle-même. L'ontologie traditionnelle est lue par Heidegger comme une réponse implicite à cette question qu'elle ne posera jamais ; la métaphysique est donc la question de l'être en tant qu'elle est éludée. La destruction de l'histoire de l'ontologie sera la tâche de l'ontologie fondamentale de Heidegger en tant que retour vers la question de l'être.
Or, la question de l'être elle-même, l'être comme question, c'est ce qui définit un étant particulier, celui dont la structure est constituée par l'être-là (le Dasein), c'est-à-dire l'homme. En ce sens, l'ontologie fondamentale commence par une analytique de l'être-là. L'être-là (l'homme) est un étant ontologique : la question de l'être, la différence de l'être et de l'étant, l'être comme transcendance et le sacrifice de l'étant, c'est cela qui le constitue lui-même comme étant. C'est ce que dit telle formule de Sein und Zeit : « La compréhension de l'être est elle-même une détermination d'être de l'être-là », ou de la Lettre sur l'humanisme : « L'homme est » jeté « par l'être lui-même dans la vérité de l'être. » C'est ce que dit aussi le terme d'« ek-sistence » forgé par Heidegger pour définir l'être-là de l'étant humain.
Ce terme est à l'origine de nombreux malentendus sur l'existentialisme de Heidegger. Si, avec Sartre, l'existentialisme interroge les rapports de l'essence et de l'existence (laquelle précède l'autre ?), la différence ontico-ontologique (celle de l'étant et de l'être) est l'axe de la pensée heideggérienne, et le terme d'« ek-sistence » n'est qu'une manière de l'approcher. Aussi, qu'en lui l'existence précède l'essence ou la suive, cela ne change rien au fait que l'homme est un étant ek-sistant, c'est-à-dire un existant qui est « d'intelligence » avec l'être, qui a une compréhension préontologique de l'être. L'être, en effet, a un sens qu'il est de l'essence de l'homme de comprendre. L'être est même le sens, il est le logos. C'est ce que dit le terme d'onto-logie. La question de l'être, sur laquelle l'ontologie fondamentale fait retour, est celle du lien de l'être et du logos. Heidegger rappelle souvent qu'une pensée de l'être est en même temps une réflexion sur le langage. « Le langage est la maison de l'être, dit la Lettre sur l'humanisme. Dans son abri habite l'homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. »
Penseurs et poètes veillent sur le langage, qui est l'abri de l'être ; à travers lui, ils sont à l'écoute de la vérité de l'être : telle est l'ek-sistence authentique. Mais l'homme peut choisir l'inauthenticité, opter pour l'in-sistence plutôt que pour l'ek-sistence et jauger tout à la mesure de l'étant, vivre dans la dissimulation de l'être plutôt que dans sa vérité. (Il faut signaler ici, faute de pouvoir faire plus, ce qu'on a appelé le « tournant » de la pensée heideggérienne, tournant qui interrompt le projet de Sein und Zeit, puisque la seconde partie de l'ouvrage n'a pas été publiée : l'oubli de l'être n'est pas seulement le fait d'un être-là inauthentique. La dissimulation, le retrait, l'oubli [lêthê] ne sont pas moins essentiels à l'être que son ouverture, son éclaircie [alêtheia]. La vérité de l'être est en même temps non vérité.)
Il est vrai que la vérité de l'être n'a rien à faire avec ce qu'on entend par certitude ; elle ne garantit la sécurité d'aucune assurance ; elle est risque et précarité, car elle est le fait d'un étant fini, inachevé et soucieux. L'être-là trouve dans l'angoisse l'épreuve, de ce qui est sa possibilité la plus propre : la mort. Le retour de la pensée vers la question matinale de l'être n'est pas retour vers l'éternel : l'être, transcendance pure, n'est que le sacrifice de l'étant. « Les fanfares du réveil, écrit Jean Beaufret, ont déjà le sérieux et la détresse d'un chant funèbre. »
Les principales œuvres de M. Heidegger

LES PRINCIPALES ŒUVRES DE MARTIN HEIDEGGER
1914    Die Lehre vom Unteil im Psychologismus    la Théorie psychologiste du jugement
1916    Die Kategorien und Bedeutungslehre des Duns Scotus    Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot
1927    Sein und Zeit    l'Être et le temps
1929    Vom Wesen des Grundes    De l'essence du fondement
Kant und das Problem der Metaphysik    Kant et le problème de la métaphysique
Was ist Metaphysik ?    Qu'est-ce que la métaphysique ?
1943    Vom Wesen der Wahrheit    De l'essence de la vérité
1947    Platons Lehre von der Wahrheit    la Théorie platonicienne de la vérité
Brief über den Humanismus    Lettre sur l'humanisme
1950    Holzwege    Chemins qui ne mènent nulle part
1951    Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung    Approches de Hölderlin
1953    Der Feldweg    le Sentier
Einführung in die Metaphysik    Introduction à la métaphysique
1954    Was heisst denken ?    Qu'appelle-t-on penser ?
Vorträge und Aufsätze    Essais et conférences
1956    Was ist das die Philosophie ?    Qu'est-ce que la philosophie ?
1957    Identität und Differenz    Identité et différence
Der Satz vom Grund    le Principe de raison
1961    Nietzsche    Nietzsche
1962    Zeit und Sein    Temps et être
 
Heidegger et le national-socialisme

Les faits

Le 1er février 1933 Hitler accède à la Chancellerie du Reich. Le 22 avril 1933, Heidegger prend le poste de recteur de l'université de Fribourg-en-Brisgau, poste dont il démissionnera le 27 avril 1934. Le 1er (ou le 3 mai 1933 ?), le jour de la fête du travail (ou trois jours après), qu'Hitler vient de baptiser « fête nationale du travail allemand », il adhère au parti national-socialiste, à qui il paiera ses cotisations jusqu'en 1945. Le 20 mai, il envoie un télégramme de félicitations au nouveau Chancelier.
Un élève exilé, Karl Löwith, le rencontre à Rome en début 1936, et relate en ces termes les réponses du philosophe à ses questions : l'engagement politique de Heidegger est cohérent avec sa philosophie, selon le philosophe lui-même, en particulier sa conception de l'« historicité ». En 1948, face à un autre élève, juif lui aussi, Herbert Marcuse, Heidegger s'explique à nouveau en ces termes : « J'attendais du national-socialisme un renouvellement spirituel de toute la vie, une réconciliation des antagonismes sociaux et le sauvetage de l'être occidental face au péril du communisme. Ces pensées ont été formulées dans mon Discours de rectorat ». En effet, le 27 mai 1933, Heidegger prononce le Discours de Rectorat, véritable programme dans lequel il expose ses idées politiques, dans un engagement qui se veut total, lucide, puissant, discipliné sur « l'autoaffirmation » de l'université allemande (Selbstbehauptung). Heidegger voit trois liens pour l'étudiant allemand : « Le premier est celui qui le lie à la communauté du peuple […]. Ce lien est désormais concrétisé dans le Dasein étudiant par le service du travail [Celui-ci, institué en 1931, sera rendu obligatoire en juin 1935]… Le deuxième [lien] est celui qui le lie à l'honneur et au destin de la nation, au milieu des autres peuples […]. Le troisième est celui qui le lie à la mission spirituelle du peuple allemand ». Heidegger formule enfin « la résolution du corps étudiant allemand de faire face au destin allemand dans son urgence la plus extrême ». Tout ce texte constitue un vibrant appel, sans doute peu compris en raison de son vocabulaire très philosophique, en faveur d'un nationalisme militant véritablement paranoïaque. Le chef qui pense et ordonne le destin allemand, Heidegger ne le renie pas plus à ce moment qu'en 1944, au moment de Stalingrad, quand il écrit dans le Journal des étudiants de Fribourg : « Le Führer est en lui-même et à lui seul la réalité allemande présente et future, et sa loi ». Il ne le reniera jamais. Il n'en parlera plus. Il reviendra seulement sur son engagement dans un interview donné à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel en 1966 (qui s'engage à ne le publier qu'après la mort de Heidegger, selon sa volonté expresse ; et le fera le 31 mai 1976). Heidegger y affirme entre autres, que le motif qui l'a poussé à accepter le rectorat est le désir de briser les barrières entre les disciplines et d'enraciner ces matières dans le fondement de leur être, « l'essence de la science […] qui va pouvoir donner à notre peuple son monde, celui du péril le plus intime et le plus extrême, c'est-à-dire son monde spirituel au vrai sens du terme » (Discours de rectorat). Les raisons de sa démission tiennent par ailleurs dans le relatif échec des propositions du recteur dans son unification des sciences, comme il en avait fait le projet, et les demandes d'alignement idéologique auxquelles il n'aurait pas pu souscrire n'ont pas joué de rôle vraiment perceptible.
L'ambiance philosophique et la question du langage

La liaison (éventuelle) de sa philosophie avec le nazisme est à la fois indémontrable simplement et objet d'une discussion insoluble. « L'existentialisme » de Heidegger se veut une révolution radicale, enracinée dans le sol. Quand Heidegger refuse la chaire de philosophie de Berlin, en mars 1934, il explique : « Le travail philosophique ne s'accomplit pas comme entreprise isolée d'un original. Il appartient au centre même du travail du paysan […]. L'appartenance intérieure de mon travail à la Forêt Noire se fonde sur l'appartenance au terroir [enracinement] (Bodenständigkeit) ». Le style même de son langage philosophique qui refuse toute expression académique, habituelle chez ses confrères, le recours à la poésie (Hölderlin), à de vieux mots germaniques, au sens détourné étymologiquement, soulignent son optique de révolution conservatrice, son refus radical de la technicité moderne qui « détruit la planète » en changeant la place de l'homme sur terre – tout cela induit une atmosphère de refus du moderne et du technique. Le fondement même de l'être (le Dasein) n'est pas empirique ; c'est l'historialité même qui est introduite dans le Dasein qui le fait échapper à l'historicité. « Les pâtres invisibles habitent au-delà de la terre dévastée, qui ne doit plus servir qu'à assurer la domination de l'homme. […] Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. La volonté seule, s'installant dans la technique, secoue la terre et l'engage dans les grandes fatigues, dans l'usure et les variations de l'artificiel » (Essais et conférences). Ces thèmes, dans leur style incantatoire, poussent-ils Heidegger « vers les sectes où se mêlent Nietzsche et Kierkegaard, Stefan George et Dostoïevski, le mysticisme politique et l'enthousiasme religieux », comme le pense Pierre Bourdieu ? Cela n'est pas évident. Et on a de toutes façons du mal à voir là autre chose qu'une atmosphère d'époque de l'Allemagne romantique, peu politique au sens étroit, mais seulement passéiste et violemment nationaliste, comme d'autres thèmes du romantisme national.
Deux avis opposés et extrêmes, un avis pondéré

Le « procès » de Heidegger, après les événements de la fin de la guerre, a été recommencé en 1988 à la suite du livre de Victor Farias. Celui-ci a fouillé tout le passé de l'homme : il y a trouvé des actes véritablement scandaleux (dénonciations, etc.) ; il affirme que le renoncement au rectorat ne s'explique que si on le considère comme une conséquence de l'élimination des S.A. et de Röhm, et non comme l'expression d'un hypothétique désaccord avec les autorités nazies ; il montre que de 1910 à 1964, Heidegger s'est voué à l'admiration d'un vieux moine autoritaire, antisémite et ultra-nationaliste (Abraham a Santa Clara).
Inversement, Jean Beaufret, disciple inconditionnel du maître allemand, résistant, ne voyait dans l'adhésion de Heidegger au parti nazi qu'une erreur de jeunesse ; François Fédier surtout, allait dans ce même sens, celui d'un homme perdu dans la recherche philosophique loin des contingences immédiates : « Hitler avait su gagner la confiance du peuple » plaide même Fédier ; finalement Heidegger se serait aussi laissé piéger comme un naïf enfant, puis se serait très vite détaché.
Les deux thèses paraissent excessives chacune dans leur genre. Le livre de Hugo Ott est plus serein et surtout plus équilibré quant au bilan ; il adopte un point de vue qui permet de séparer le plus radicalement la vie bien connue de l'homme concret Heidegger (adhérent du nazisme et silencieux sur la Shoah), et la pensée fondamentale pour notre temps de ce même Heidegger. Car c'est bien elle seule qui reste et qui continue de marquer le xxe s. finissant !


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SPINOZA

 


Baruch Spinoza

Philosophe hollandais (Amsterdam 1632-La Haye 1677).
Introduction

« Je suis tout étonné, tout ravi ! J'ai un prédécesseur et lequel ! Je ne connaissais presque pas Spinoza […]. Ma solitude s'est transformée du moins en duo. » Cet aveu vient de Nietzsche (lettre à Franz Overbeck, 1881). Que le penseur révolutionnaire et contestataire par excellence ait reconnu le sens et la portée du spinozisme dans son caractère de modernité, voilà qui justifie l'aversion scandalisée des contemporains de Spinoza et l'enthousiasme suscité par sa philosophie aujourd'hui. En plein xviie s. sont rédigées, mais interdites de publication, éditées, mais sans nom d'auteur, des thèses ayant même valeur qu'un acte politique : renversement blasphématoire de toutes les structures de la conscience et de la société, profession de foi athée, lutte contre toutes les formes d'aliénation et de superstitions (religieuse et politique), entreprise de démystification et de libération des individus (sauvegarde des passions, méfiance vis-à-vis de l'imagination et des fictions), dénonciation de toute perversion idéologique, de toute forme de violence et de tyrannie, condamnation des abus de langage, polémique contre le non-engagement – telles sont les armes de combat du philosophe qui veut faire le salut de l'humanité en établissant par « la béatitude, c'est-à-dire notre liberté », le royaume de Dieu où régneront les hommes.
La vie

Seule une vie de brimades peut éclairer la violence de cette réaction anti-cartésienne de la part d'un cartésien. Baruch Spinoza naît en 1632 de parents descendants de Juifs portugais ; ces derniers, pour échapper à l'Inquisition, se sont fixés aux Pays-Bas à la fin du xve s. et intégrés à la communauté « marrane » d'Amsterdam, c'est-à-dire au cercle des Juifs de cœur, convertis de force au catholicisme par l'édit de Ferdinand. Dans ce milieu, Spinoza reçoit une éducation rigoureuse ; l'école confessionnelle, l'« Arbre de la Vie », où il poursuit ses études, lui donne une connaissance de l'hébreu et de la Bible, mais aussi de la littérature espagnole ; c'est là encore que Spinoza prend contact avec les philosophies rationalistes de Maïmonide et de Crescas (1340-vers 1410), des cabalistes. À l'université, où il suit les cours sans être inscrit, il s'assimile aussi la culture hellénique, latine et chrétienne ; il lit les philosophes anglais, italiens, français et allemands, et entretient de multiples rapports avec les maîtres à penser de son temps – même si ces derniers, tel Leibniz, n'osent en reconnaître le fait. Esprit libre, il refuse de rester enfermé dans le ghetto intellectuel juif de sa ville natale. Aussi les milieux chrétiens l'initient-ils aux sciences profanes, l'aident à progresser en mathématiques et en physique ; des libéraux progressistes, tel le médecin Juan de Prado, lui enseignent l'anatomie et la philosophie de Descartes. À la faveur de cet éclectisme intellectuel et de ce cosmopolitisme culturel, le rationalisme d'un homme de vingt ans met en doute les dogmes fondamentaux de la théologie juive et de la religion chrétienne qui s'y rattache. Soupçonné d'hérésie, Spinoza est excommunié par la synagogue, ses maîtres et ses parents en 1656. Exclu religieusement et socialement, il se réfugie d'abord dans les quartiers chrétiens de la ville, chez des amis, se retire ensuite à Rijnsburg, puis à Voorburg, pour finalement s'installer à La Haye. De santé fragile, il gagne sa vie de méditation en polissant des lentilles. En 1663, il rencontre le régent libéral de Hollande, Jean de Witt, qui commence à lui verser une pension. En 1672, l'assassinat de son protecteur au cours d'une émeute monarchiste et nationaliste est une nouvelle catastrophe pour lui : la victoire des mouvements réactionnaires sur les tendances démocratiques ; le peintre Hendrick Van der Spyck l'empêche d'afficher des placards de protestation. Atteint de tuberculose, Spinoza survivra cinq ans en exil volontaire, après quarante années d'ostracisme : il rejette une offre d'enseigner à l'académie de Heidelberg, interrompt une traduction néerlandaise du Pentateuque, une grammaire hébraïque, un Traité de l'arc-en-ciel et un Calcul des chances. Lorsqu'il meurt, en 1677, son ami et médecin Lodewijk Meyer sauve tous ses manuscrits.
La pensée

On devine que la réflexion philosophique de Spinoza manifeste une grande affinité avec la méditation stoïcienne. Cet héritage spirituel apparaît nettement dans les premiers écrits.
Du vivant de l'auteur ne furent publiés que deux ouvrages : en 1663, les Principes de la philosophie de Descartes, suivis des Pensées métaphysiques ; en 1670, le Tractatus theologico-politicus, imprimé anonymement en Allemagne. De 1660, déjà, date le Court Traité de Dieu, de l'homme et de sa béatitude, composé en latin pour des amis chrétiens. La majeure partie du corpus spinoziste est posthume. Ce sont, dans l'ordre chronologique : l'Éthique (1661-1665), le Traité de la réforme de l'entendement (1662), le Traité politique (1675-1677). Spinoza s'est essayé à tous les procédés littéraires : dialogues dans le Court Traité, méthode biographique (sur le modèle du Discours de la méthode cartésien) dans le Traité de la réforme de l'entendement, exposé philosophique sous forme mathématique (« more geometrico ») dans l'Éthique. Mais l'esprit qui anime ces différents discours est fondamentalement identique. C'est lui qui confère à l'ensemble d'une pensée sollicitée par les conflits quotidiens l'unité d'un système hanté par une même problématique : quelle révolution intellectuelle opérer pour que les hommes cessent d'empoisonner leur propre existence et celle d'autrui ? Comment accroître la puissance de vie et de joie dans le monde ? Comment parvenir à un bien infini qui ne soit pas décevant comme sont les valeurs humaines qui suscitent des passions ? Sous-jacents à ces interrogations, deux postulats inébranlables : l'intelligibilité totale et radicale comme puissance de l'entendement (nous pouvons donc connaître Dieu, nonobstant les théologies négatives) ; la nature est rationnelle et donc elle aussi entièrement connaissable. « Cette union de l'esprit avec la Nature totale », Spinoza l'appelle le « souverain bien », qui n'est donc autre que la joie de connaître « partagée avec d'autres individus si possible » (Traité de la réforme de l'entendement). Pour y accéder, nécessité se fait de connaître la nature : non seulement les lois qui la gouvernent, mais aussi le principe qui la gouverne du dedans et en assure l'intelligibilité, c'est-à-dire, selon le mot des théologiens, « Dieu ». Mais, prenons garde, « notre salut n'est que dans une connaissance vraie de Dieu » (la connaissance fausse étant celle des religions révélées), et « la connaissance vraie s'identifie à la vie vraie ».
On comprend, désormais, qu'une métaphysique puisse conduire à une éthique bien fondée par la médiation d'une gnoséologie, d'une psychologie et d'une anthropologie. Laissons Spinoza exposer lui-même son projet et son programme : « Voilà la fin vers laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et tenter que d'autres l'acquièrent avec moi […]. Pour y arriver, il est nécessaire de comprendre assez la Nature pour acquérir une telle nature humaine, puis de former une société capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi facilement et aussi sûrement que possible à ce but. Ensuite il faut s'appliquer à la philosophie morale et à la science de l'éducation des enfants […] ; il faudra élaborer une médecine harmonieuse […] et ne mépriser aucunement la mécanique. Mais avant tout il faut réfléchir sur le moyen de guérir l'entendement, pour qu'il comprenne les choses facilement, sans erreur, et le mieux possible. Par où l'on peut déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir, arriver à la perfection humaine suprême » (Traité de la réforme de l'entendement). La première tâche s'avère donc être la connaissance de la nature, c'est-à-dire la philosophie, la médecine et la mécanique. En préliminaire, le Traité de la réforme de l'entendement propose une nouvelle logique purifiée pour servir d'instrument à la science : « L'entendement par sa propre force innée se forge les outils intellectuels grâce auxquels il acquiert d'autres forces pour d'autres œuvres intellectuelles […]. Ainsi, avance-t-il, degré par degré, jusqu'au faîte de la sagesse. » La pensée se trouve donc d'emblée décrite comme pouvoir d'action, comme puissance active, dont les idées ne sont en aucun cas comme « des peintures muettes sur un tableau » (Éthique). Dans ces conditions, la réflexion peut et doit se fixer pour discipline méthodique de réformer ses modes de connaissance.
Du Court Traité à l'Éthique, la classification que Spinoza a établie de ces modes de connaissance a pu subir quelques fluctuations ; tantôt tripartite, tantôt quadripartite, la typologie en est somme toute assez simple et fondamentalement inchangée. La connaissance du premier genre est de nature empirique : croyance ou opinion, perception acquise par ouï-dire ou par quelques signes choisis arbitrairement – entendons les « mots » –, perception acquise par expérience vague ou imagination. Celle du second genre définissait le raisonnement – ou, simplement, la raison –, qui est une croyance vraie sauvegardée de l'erreur, mais condamnée à l'abstraction. Spinoza vise ici la pensée discursive, qui établit des liens de causalité ou procède par enchaînements démonstratifs. C'est enfin le suprême degré de la science : la connaissance claire par intuition de l'essence des choses, connaissance plus rationnelle que mystique si la science intuitive signifie bien la saisie compréhensive de ses objets ou leur aperception immédiate comme conséquence d'une nécessité logique. Ainsi, notre amour de Dieu même, pour autant que nous comprenons que Dieu est éternel, doit être dit intellectuel et assuré par la connaissance du troisième genre. Ce dynamisme de l'idée qui enveloppe l'assentiment et la certitude conduit naturellement au problème classique de la vérité et de l'erreur. Spinoza le résout de façon originale en contestant la dualité par Descartes dans l'acte de juger, entre entendement et volonté : « L'erreur consiste dans la privation de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et confuses. Il n'y a pas d'acte positif constituant le faux » (Éthique). En conséquence, être dans l'erreur n'est pas réellement penser. C'est uniquement n'avoir qu'une perspective partielle et présenter ce point de vue comme la connaissance du tout. Le faux est donc tout au plus privation, puisque « pour avoir la certitude du vrai, il n'est besoin d'aucun signe que la possession de l'idée vraie » (Traité de la réforme de l'entendement). L'idée vraie est son propre critère : « Verum index sui. » Comment l'idée, ou encore la connaissance, ne serait-elle pas alors toujours idée de l'idée, connaissance de la connaissance, c'est-à-dire réflexion ? Car, « pour savoir que je sais, il faut d'abord et nécessairement que je sache ». L'esprit conscient de lui-même, en tant qu'il a une idée adéquate, vraie, absolue, indépendante des circonstances fortuites, a une idée adéquate de l'idée adéquate. D'où il ressort que la méthode n'est rien d'autre que la connaissance réflexive ou l'idée de l'idée. Donc la bonne méthode sera celle qui montre comment diriger l'esprit selon la norme d'une idée vraie. Savoir est toujours avoir conscience de savoir, et c'est pourquoi un raisonnement, en tant qu'il est vrai et reconnu pour tel, peut légitimement être formalisé. La conclusion du Traité opère un renversement du doute cartésien dont le lieu est annihilé dans le spinozisme : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de la chose. » L'idée vraie n'a plus besoin d'une marque extérieure d'adéquation à son idéal, puisqu'elle est entièrement déterminée par l'esprit, lequel conçoit clairement et distinctement la liaison interne de toutes les parties de l'objet, de sorte que, au regard d'un être parfait qui n'aurait que des idées vraies, toute indétermination disparaîtrait, toute détermination également, qui est toujours indice de négation et de limitation ; l'existence d'un objet relèverait, à ses yeux, du statut de nécessité ou d'impossibilité. Cet Être suprême hypothétique connaîtrait d'une vision globale l'enchaînement de toutes les causes de ce qui advient au monde, de sorte que la fiction, palliatif de l'ignorance, lui serait nécessairement étrangère. « S'il y a un Dieu ou un être omniscient, il ne peut former absolument aucune fiction […]. La fiction ne concerne pas les vérités éternelles », car « l'esprit est d'autant plus capable de fiction qu'il comprend moins et perçoit plus de choses ; et plus il comprend, plus ce pouvoir diminue » (Traité de la réforme de l'entendement).
Sur une théorie logique de la connaissance vient donc se greffer une critique du sensualisme, elle-même liée à une dévalorisation de l'imaginaire et du nominalisme. Car, de ce que nous savons que penser n'est autre qu'avoir une idée vraie, objectivement et formellement, il s'ensuit que, « tant que nous pensons, nous ne pouvons forger la fiction que nous pensons et ne pensons pas […] ou, après connaissance de l'âme, imaginer qu'elle est carrée, bien que nous puissions dire tout cela en paroles » (Traité de la réforme de l'entendement). Contrairement au travail de l'intellection, le processus imaginatif n'est pas un acte ; l'âme demeure passive ; elle perçoit des images dont elle ignore les causes et « délire » en prenant pour la réalité objective les fruits de son propre fonctionnement. « Les mots font partie de l'imagination, en ce sens que nous concevons nombre de fictions selon ce que les mots composent entre eux dans la mémoire. Les mots comme l'imagination peuvent donc être la cause d'erreurs graves et multiples. » Le langage est par essence ambigu, équivoque, et c'est pourquoi « les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir de l'homme de se taire ou de parler » (Éthique).
En vérité, nous le savons désormais, la connaissance débute avec la méthode réflexive ; elle commence avec le silence méditatif devant l'ordre sériel des existences et la recherche logique des causes et des enchaînements dans le monde. Le terme premier, le commencement absolu, se nomme dans tous les systèmes métaphysiques traditionnels « Dieu », l'origine de la Création. Or, le rejet de cette idée caractérise précisément l'originalité de l'ontologie spinoziste et rend intelligibles les interprétations athées de cette doctrine. Chez Spinoza, le premier des êtres ontologiquement, et le dernier dans la hiérarchie ordonnée vers la perfection, s'exprime lui-même non pas comme être créateur ou créé, mais comme « ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'une autre chose à partir duquel il devrait être formé » (Éthique). Il s'agit de la cause substantielle, de l'être le plus parfait puisqu'il est cause de soi, ou encore ce dont l'essence implique l'existence, « c'est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante ». La perfection n'étant rien d'autre, selon Spinoza, que la réalité elle-même, il faut établir une équivalence absolue entre l'être parfait et la Nature – « Deus sive Natura » ou « ce qui à notre sens est exactement la même chose, la Vérité » (Court Traité). La connaissance de la Nature devenant la condition de toute vérité, l'immanence, le monisme, sera donc l'âme du système. La Nature, c'est-à-dire la substance, ou encore Dieu, est une ; notre monde est le seul réel ; il existe comme la totalité infinie qui englobe toutes les réalités finies que nous percevons. L'appendice de l'Éthique énumère les qualités naturelles de Dieu et ses propriétés essentielles : « Il existe nécessairement ; il est unique ; il est et il agit par la seule nécessité de sa nature ; il est la cause libre de toutes choses (cause immanente et non transitive) ; toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que sans lui elles ne peuvent ni être, ni être conçues ; toutes choses enfin furent prédéterminées par Dieu, non pas certes par la liberté de sa volonté ou, en d'autres termes, par son caprice absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit, sa puissance infinie ». Les attributs divins sont donc infinis, et chacun exprime l'infinité de Dieu ; l'esprit humain fini n'en peut connaître que deux : l'étendue et la pensée ; mais il les connaît adéquatement : « Par attribut, j'entends ce que l'Entendement perçoit de la substance comme constituant son essence » (Éthique). La notion d'« expression » résout toutes les difficultés concernant l'unité de la substance et la diversité des attributs : elle convient avec la substance en tant que celle-ci est absolument infinie, avec les attributs parce qu'ils sont une infinité et avec l'essence en tant que chacune est infinie dans un attribut. De ce rapport triadique se déduisent d'autres affections de la substance totale et divine : les modes qui expriment à leur tour l'ordre immuable divin hors de la substance sous des aspects différents en chaque attribut. Leur infinité permet de rendre compte de la distinction entre les diverses créatures. Reste que les attributs sont des formes communes à Dieu, dont ils constituent l'essence, et aux modes ou créatures qui les impliquent essentiellement. Ils nous font passer de la « Nature naturante » (Dieu et ses attributs) à la « Nature naturée » (les modes) sans nous faire quitter l'ordre de l'éternel et de l'infini. L'esprit reste ainsi uni avec la Nature totale, dont l'existence même est le fait éternel par excellence ; Dieu, c'est-à-dire l'action effective de la Nature, existe selon des lois permanentes et stables, de sorte que son efficacité n'est autre qu'un enchaînement causal, à la fois libre – non pas en ce sens qu'il n'y aurait point de lois naturelles, mais dans l'exacte mesure où Dieu n'est pas contraint à agir de l'extérieur –, et nécessaire par essence ou nature.
En substituant ainsi le panthéisme ou l'immanence à une théologie émanative ou créationniste, Spinoza confère un sens à l'homme dans le monde et une signification à la philosophie. L'homme rendu adéquat à Dieu doit devenir conscient de son statut ontologique, de ses possibilités de connaissance et de perfection qui tendent vers l'infini ; il doit se donner les moyens de se libérer en se comprenant tel qu'il est dans ses rapports aux choses et à Dieu.
« La définition de l'homme n'indique pas un nombre d'hommes, mais ils existent plusieurs » (Éthique). Donc « l'essence de l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire ». C'est le premier traumatisme humain, la conscience lucide de notre contingence. En soi, cette multiplicité fortuite n'est pas un mal ; elle est même naturelle comme l'indice de la puissance de Dieu. Le mal n'apparaît qu'avec les conflits contemporains de la pluralité. Que l'homme se connaisse donc lui-même ! Il découvrira que ce qu'il nomme sa contingence ne tient qu'à son ignorance des causes, de la Nature et de Dieu, qu'à son incapacité de se situer dans la totalité des attributs.
Contre tout le xviie s. Spinoza nie que l'homme ait une âme substantielle ; l'esprit singulier d'un homme n'est rien d'autre que la pensée effective de notre réalité corporelle singulière. Par nature, l'esprit est uni au corps, l'attribut pensée à l'attribut étendue. « L'esprit ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il perçoit les idées des affections du corps » (Éthique). « L'objet de l'idée constituant l'esprit humain est le corps, c'est-à-dire un certain mode de l'étendue existant en acte et rien d'autre. » Spinoza apparaît en précurseur de la phénoménologie moderne : nous sommes notre corps dans la mesure où nous sommes la conscience de la conscience du corps. D'où le parallélisme suivant : ce qui survient dans le monde affecte notre corps et suscite dans l'esprit de nouvelles idées des affections. Le primat revient ainsi au corps comme totalité, dont l'esprit ne peut acquérir qu'une « connaissance confuse et mutilée ». Mais, si « l'esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause qui est, elle aussi, déterminée par une autre cause, et ainsi de suite à l'infini » (Éthique), il en résulte que le déterminisme est la loi absolue de la Nature et « qu'il n'y a dans l'Esprit aucune volonté absolue, c'est-à-dire libre ». Remarquons, en guise de paracritique, que Spinoza ne se heurte jamais, en dépit de ses thèses sur la liberté, au problème de la responsabilité humaine.
Donc l'individu pâtit, puisqu'il subit des affections dont son propre corps n'est que partiellement la cause ; néanmoins, il agit également en tant qu'à partir d'idées adéquates (comme sont les notions communes à tout être raisonnable) il peut déduire d'autres idées dont il est la cause totale. Il faut donc dire que les choses font varier la puissance d'agir de notre corps, tandis que les idées de ces choses font varier la puissance d'agir de notre esprit. Aussi notre pouvoir d'action se mesure-t-il aux obstacles. Et, pour que l'homme accepte de s'efforcer à persévérer dans l'existence, nonobstant ces difficultés, il faut bien que le désir d'agir préside à son essence même.
Ce désir constitue le fait primitif et originel de l'anthropologie spinoziste : il manifeste l'effort pour persévérer dans l'être – le « conatus » actualisé et conscient d'exister grâce à l'action. Avant Marx, Spinoza avait pressenti le rôle capital de la praxis : « L'esprit s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et […] comme il est nécessairement conscient de soi par les idées des affections du corps, il est conscient de cet effort […]. Le Désir est l'appétit avec la conscience de soi-même » (Éthique).
Si le désir est constitutif de l'homme et s'il se définit comme notre puissance même d'exister, on conçoit que doive découler de ces prémisses, logiquement et causalement, l'effort de l'Esprit pour imaginer des choses susceptibles d'accroître sa puissance d'action. C'est là le principe même du jeu varié des passions. Mise au service d'un noble but, l'imagination, cependant, en exerçant son pouvoir sans avoir conscience de la nature exacte de son acte, deviendra source d'impuissance et non de vertu : du parallélisme psycho-physiologique déjà mentionné, Spinoza a tiré un modèle mécanique des passions, un rapport de forces, une tentative d'équilibre. La joie et la tristesse témoignent du passage d'un plus grand degré de perfection à un degré moindre. La joie étant l'affection procurée par la possession des idées adéquates, plus l'esprit d'un individu sera actif et progressera dans la connaissance, plus il sera heureux.
À l'inverse des affections, toute passion réside dans l'imagination ou inadéquation des idées ; elle intervient dans le « transfert » des sentiments : l'amour, la haine, la jalousie, l'espoir, la crainte, l'intolérance, le mépris. Tels sont les dérivés de la tristesse. Mais, lorsque l'imagination se mêle à la force de l'esprit actif et joyeux, les passions, à leur tour, se font vertu : fermeté, tempérance, sobriété, générosité, modestie, clémence… Ne voyons à cela nul paradoxe : si les passions sont – qui le nierait tant leur force est grande ? –, c'est qu'elles ont leur raison d'être ; elles sont naturelles, éthiquement neutres, ni bonnes ni mauvaises, pourvu qu'elles n'entrent pas en conflit avec la raison. Fondée par la nature des choses, une passion ne pourra être combattue que par une autre, plus forte, aidée des sentiments, mais non pas les seules idées ; nulle maladie dans la passion, nulle perversité ; c'est une puissance à éduquer ; de l'ordre de la nature, elle appartient aussi bien à la raison. D'ailleurs qui proposerait un critère objectif du bien et du mal s'illusionnerait naïvement : « Nous ne désirons, nous ne voulons pas, nous ne poursuivons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais inversement elle est bonne parce que nous la désirons, la voulons et la poursuivons » (Éthique). Spinoza intègre la valeur au désir sans sombrer dans le subjectivisme. La grande affaire devient de transformer les tendances passives en puissance active, de libérer l'homme sans le sortir de la nature. Cela est possible dès lors que tout conflit provient des passions et que la raison est à même d'accorder un homme avec lui-même.
En outre, ce qui vaut pour l'individu vaut pour la société ; ce qui est vrai pour la morale le sera aussi pour le droit. « L'impuissance de l'homme à gouverner et à contenir ses passions, je l'appelle servitude », écrit Spinoza. Et la servitude règne sous d'autres espèces que la passion : la superstition religieuse en est une forme, le régime monarchique une autre. « C'est donc la servitude et non pas la paix qui est favorisée par le transfert de tout le pouvoir à un seul homme ; car la paix […] ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des âmes, c'est-à-dire la concorde » (Traité politique).
Le dessein du philosophe demeure constant : la joie intérieure ne peut être dissociée de la démocratie. « Cela fait partie de mon bonheur de donner mes soins à ce que beaucoup d'autres comprennent comme moi, de sorte que leur Entendement et leurs désirs s'accordent avec mon Entendement et mes désirs » (Traité de la réforme de l'entendement). Si l'on veut construire la « béatitude », il faut, en même temps, édifier une société qui rende possible et garantisse la liberté. Loin de Spinoza le projet d'un modèle social utopique ; il faut viser à la pratique et à sa réalisation en tenant compte des imperfections et des mauvaises dispositions des individus avant leur libération intérieure. À cette fin, les passions de chacun seront mises au service de tous. La première initiative proposée est, en conséquence, l'utilisation de la contrainte et d'institutions coercitives pour obtenir une conduite sociable, raisonnable et juste des individus. Le pouvoir légitime appartiendra à une assemblée démocratique qui, pour faire persévérer dans l'être le groupe social qu'elle incarne, s'efforcera d'instaurer des relations de « paix et d'amitié » entre les hommes également législateurs. La terre deviendra propriété collective, et chaque citoyen sera susceptible, quel que soit son rang, de servir sous les drapeaux : car « rien n'est plus utile à l'homme qu'un autre homme vivant sous la conduite de la Raison », et enfin « il est plus libre dans l'État que dans la solitude » (Éthique).
« Le bien que tout partisan de la vertu poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres, et cela d'autant plus qu'il a une plus grande connaissance de Dieu » (Éthique). Se comprendre ainsi, c'est se connaître par la connaissance du troisième genre, grâce à laquelle nous « éprouvons une Joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause éternelle […]. Et si la Joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude consiste alors pour l'esprit à posséder la perfection même » (Éthique). Cette béatitude se confond avec la libre unification de soi-même et du monde, jointe à l'amour intellectuel de Dieu. Alors, nous expérimentons notre âme, non comme immortelle, mais comme éternelle ; l'idée que nous formons de nous-mêmes n'est plus que le reflet de celle que Dieu pense « sous l'espèce de l'éternité ». « L'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est l'Amour même par lequel Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'esprit humain considéré sous l'aspect de l'éternité ; c'est-à-dire que l'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu est une partie de l'amour infini par lequel Dieu s'aime lui-même » (Éthique).
Est-il utile d'ajouter qu'une doctrine aussi subversive que peu orthodoxe ne recueillit guère les faveurs des philosophes en son temps ? Malebranche, Fénelon, Leibniz, Bayle s'en prirent à elle. « Nul n'est prophète en son pays. » Spinoza fit toujours l'expérience de cette règle. Au cours des xviiie s. et xixe s., l'herméneutique perdit en clairvoyance ce qu'elle gagna en bienveillance. Comme firent les romantiques allemands, les interprètes tentèrent une réduction du système tantôt à une pure ontologie, tantôt, à la manière de Jabobi, de Schelling et de Hegel, à une simple philosophie de la nature. On a déjà indiqué que les pensées spinoziste et nietzschéenne étaient parentes dans leur effort de transvaluation des valeurs établies. N'appartient-il pas au premier chef à la philosophie et à la science contemporaines de reconnaître leur dette à l'égard d'une réflexion dont on voudrait suggérer qu'elle subsiste tout entière au service de l'univocité et de la lucidité, de l'être, du produire, du connaître et du langage ?

 

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