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CHROMOSOME

 

chromosome


Structure en forme de bâtonnet du noyau cellulaire, constituant le support physique de l'hérédité.
Les chromosomes, qui apparaissent dans le noyau de la cellule au moment de la division (mitose ou méiose), résultent de la condensation de la chromatine (réseau diffus d’ADN et de protéines). La structure de ces bâtonnets, qui constituent le support des caractères héréditaires, est aujourd'hui l'objet de recherches considérables à l'échelle mondiale.
1. La découverte des chromosomes
Entre les années 1870 et 1880, les cytologistes donnent le nom de chromatine au réseau filamenteux colorable qu'ils observent dans le noyau, puis celui de mitose au mécanisme de division cellulaire, car il est caractérisé par l'apparition de filaments (en grec, mitos). En 1888, ces filaments reçoivent le nom de chromosomes, en raison de leur aptitude à se colorer fortement en présence de colorants basiques (du grec khrôma, couleur, et sôma, corps). Chromatine et chromosomes ne sont que deux aspects différents d'une même entité.
Au début du xxe s., le parallélisme est fait entre le comportement des chromosomes au cours des divisions menant à la formation des gamètes (méiose) et les règles de transmission des caractères héréditaires, définies par Gregor Mendel quarante ans plus tôt (les travaux de ce moine scientifique avaient été publiés en 1866, puis oubliés).
De cette constatation naît la théorie chromosomique de l'hérédité (les chromosomes sont les supports physiques de l’information héréditaire). C’est l'Américain Thomas Hunt Morgan qui, en 1920, consacre l'union entre génétique et cytologie : ses travaux sur les chromosomes et le patrimoine génétique de la drosophile (mouche du vinaigre) ont permis l'établissement des représentations de l’ensemble des chromosomes d’une cellule, ou caryotypes, sur lesquelles les chromosomes sont rangés par paires. Les gènes, terme introduit par Wilhelm Johannsen en 1909 pour qualifier les éléments transmetteurs de l'hérédité, occupent une position fixe sur les chromosomes. Depuis, la composition chimique des chromosomes et la structure en double hélice de l'ADN ont été définies, mais ce n'est qu'à partir de 1974 que l'agencement des différentes molécules les unes par rapport aux autres a été établi.


2. La morphologie des chromosomes
L'examen des cellules animales et végétales en division montre que chaque chromosome a une taille et une forme propres ; à de rares exceptions près, leur nombre est pair. L'observation est effectuée sur des cellules dont la division a été bloquée, à l'aide de colchicine (alcaloïde extrait du colchique), au stade de la métaphase (deuxième des quatre stades que comporte le processus de division cellulaire). À ce moment, les chromosomes sont séparés dans le sens longitudinal en deux chromatides, ou chromosomes fils, réunis par un centromère (constriction primaire).
Dans toutes les cellules somatiques, ou non reproductrices, chaque type de chromosome existe en deux exemplaires : ils sont dits homologues. En définissant par n le nombre de chromosomes différents, les généticiens ont qualifié de diploïdes ces cellules qui possèdent 2n chromosomes. En revanche, les cellules reproductrices, ou gamètes, qui ne contiennent que n chromosomes sont haploïdes.


3. Le nombre de chromosomes
Au moment de la fécondation, la fusion des deux gamètes (spermatozoïde et ovule) rétablit le nombre de chromosomes (n + n = 2n) dans la cellule œuf ou zygote. Le nombre de paires de chromosomes dans les cellules humaines, 23 au total (2n = 46), a été établi en 1956 par Joe Hin Tijo et Albert Levan. Il est important de remarquer que le nombre chromosomique d'une espèce n'a aucun rapport avec son degré d'évolution, ni même avec sa taille, puisque l'amibe possède plusieurs centaines de chromosomes.
L'utilisation expérimentale de substances comme la colchicine permet de provoquer des anomalies numéraires en déréglant le processus de la mitose. Les espèces créées possèdent un caryotype dont les chromosomes sont en quadruple exemplaire (cellules tétraploïdes, à 4n), voire plus. De nombreuses plantes cultivées (blé, rose, tabac, dahlia, etc.), qui ont fait l'objet de telles manipulations génétiques, sont caractérisées par des fleurs, des graines et une taille générale supérieures à la normale.


3.1. Les chromosomes sexuels

Chez l’espèce humaine, ce sont ceux de la vingt-troisième paire sur un caryotype. Chez la femme, cette paire est composée de deux chromosomes identiques, nommés X. Chez l'homme, elle est composée de deux chromosomes de taille différente : l'un, ressemblant à ceux de la femme, est un chromosome X ; l'autre, plus court, est le chromosome Y. Appelés aussi hétérochromosomes, les chromosomes sexuels déterminent le sexe de l'individu, par opposition aux 22 autres paires, les autosomes, qui définissent les caractères physiques et psychologiques de l'individu. Chez d'autres espèces, telle la mouche, la femelle est XY, alors que le mâle est XX.
D'autre part, les cellules d'une femme sont caractérisées, entre deux divisions, par la présence dans le noyau d'un grain de chromatine, correspondant à l'un de ses chromosomes sexuels. Ce grain, aussi appelé chromatine sexuelle ou corpuscule de Barr, sert à diagnostiquer le sexe vrai ou des anomalies sexuelles.


4. Des chromosomes particuliers


4.1. Le « chromosome » bactérien
Globalement, le matériel génétique d'une bactérie est comparable à celui des eucaryotes. Il est également constitué d'ADN et de protéines qui, sans être rigoureusement identiques, conservent les mêmes fonctions. Le génome principal d’une bactérie est représenté par une molécule d’ADN de forme circulaire qui, par analogie avec la structure du génome des eucaryotes, est souvent appelée « chromosome bactérien », bien qu’il ne s’agisse pas d’un chromosome à proprement parler.
Nombre de bactéries ne possèdent qu'un seul « chromosome », mais il n'est pas rare d'en observer plusieurs, surtout avant la période de division. La souche de laboratoire d’Escherichia coli, un bacille particulièrement étudié dans les domaines de la génétique et de la biologie moléculaire, possède un chromosome de 1,3 mm de circonférence, contenant environ 4,7 millions de paires de bases. Son génome a été entièrement séquencé (1997). En 1997, une équipe internationale de plusieurs dizaines de chercheurs a publié la séquence complète des 4 214 810 paires de bases constituant le génome de la bactérie Bacillus subtilis, et déterminé ses 4 100 gènes codant pour des protéines. Depuis, de nombreuses autres bactéries (Helicobacter pylori, Haemophilus influenzae, Saccharomyces cerevisiae, Mycoplasma pneumoniae, etc.) et archaebactéries (Archaeoglobus fulgidus, Methanococcus thermoautotrophicum, Aquifex aeolicus, etc.) ont déjà vu ainsi leur génome entièrement séquencé (il est d'ailleurs remarquable que ces données soient librement accessibles sur Internet).
Les bactéries possèdent également, en nombre variable, d'autres fragments de génome de taille beaucoup plus réduite, représentant un centième du chromosome principal. Ces fragments, circulaires eux aussi, sont appelés plasmides et se répliquent de façon indépendante. L'un d'entre eux, le facteur F, confère le caractère mâle à la bactérie porteuse. Il permet la conjugaison et le transfert de matériel génétique d'une bactérie à l'autre, tout particulièrement lorsqu'il s'intègre au chromosome principal. En général, les plasmides ne portent pas d'information génétique essentielle au métabolisme de la bactérie. C'est toutefois dans ces fragments d'ADN que sont contenus les gènes conférant la résistance aux antibiotiques.


4.2. Les chromosomes géants
Chez certaines espèces, on peut observer des chromosomes de très grande taille, environ près de cent fois celle d'un chromosome de dimension moyenne. Ces chromosomes géants, ou polyténiques, ont été trouvés chez des protozoaires ciliés et dans les cellules du tube digestif ou de glandes annexes de diptères (mouches), comme la drosophile. Ils sont constitués par l'association des deux chromosomes homologues, eux-mêmes formés d'un millier de nucléofilaments, accolés les uns aux autres après la réplication. Une alternance de bandes sombres et claires est particulièrement visible sur cette structure ; elle correspond aux différences de condensation du nucléofilament. Toutes ces spécificités ont fait des chromosomes géants un objet privilégié pour les études génétiques, et notamment pour la cartographie des gènes chez la drosophile.


5. Le caryotype

Le caryotype est l’ensemble des chromosomes d’une cellule ou d’un individu, et spécifique de l’espèce à laquelle il appartient (le nombre de chromosomes d’une espèce est constant).


5.1. Établissement du caryotype
Chez l'homme, le caryotype est réalisé à partir de cellules sanguines, les globules blancs, qui se divisent assez facilement en culture. Après un prélèvement de sang par ponction veineuse, les cellules sont déposées sur un milieu de culture contenant des éléments nutritifs, des antibiotiques (pour éviter leur contamination et leur destruction par des bactéries) et des substances activant la mitose.
Trois jours plus tard, les mitoses sont bloquées à l'aide de colchicine, qui empêche la mise en place du fuseau. Les cellules, soumises à un choc hypotonique qui les fait éclater, sont ensuite fixées par des mélanges à base d'alcool, de chloroforme et d'acide acétique. Enfin, les chromosomes sont colorés, photographiés, identifiés grâce aux clichés, puis classés.


5.2. La formule chromosomique
Le chromosome Y est certainement le chromosome humain le plus variable du patrimoine génétique de l'homme. Sa longueur varie selon les populations : par exemple, il est souvent plus grand chez les Asiatiques que chez les Européens. Certains chromosomes possèdent des constrictions secondaires, sortes d'allongements supplémentaires ; le chromosome 9, à l'état normal, en possède une sur son bras long, mais, chez certains individus, elle se situe sur le bras court de ce chromosome. La constriction des chromosomes 1 et 16 peut être de longueur variable.
De telles variations sont également visibles chez les animaux, comme les rongeurs, qui montrent de nombreux exemples de variations intraspécifiques de la formule chromosomique. Certains individus possèdent même un nombre de chromosomes inférieur ou supérieur à la normale. Des différences existent chez des espèces extrêmement proches les unes des autres, tant sur le plan de la physiologie que sur celui de l'anatomie, et pour lesquelles aucune différence chromosomique majeure ne pourrait être attendue. La stabilité du caryotype n'est donc que relative, et cela quelle que soit la position de l'être vivant dans la classification zoologique. Toutefois ces altérations sont peu fréquentes dans une population donnée.
Pour de nombreux auteurs, ces variations de la formule chromosomique peuvent être dans certains cas, au même titre que les mutations ponctuelles des gènes, un élément d'évolution d'une espèce – tout au moins lorsque ce changement est susceptible d'induire des changements de phénotype et lorsque ceux-ci restent compatibles avec la survie de l'individu.


5.3. Les aberrations chromosomiques

Il arrive que les altérations du stock chromosomique soient profondes et entraînent de graves problèmes de santé pour l'individu qui les porte. Ces anomalies chromosomiques sont soit de type numérique, soit de type structural, et peuvent affecter tous les chromosomes.
Les anomalies de type numérique sont principalement dues à une mauvaise séparation des chromosomes appariés au cours de la mitose ou de la méiose. Lorsque le caryotype comprend un multiple exact du nombre haploïde (3n ou 4n, par exemple), la cellule ou l'organisme sont dits polyploïdes. Si le nombre n'est pas un multiple exact, on parle d'aneuploïdie. La trisomie 21 (ou syndrome de Down) est un exemple d'aberration de ce type : elle est caractérisée par la présence d'un chromosome surnuméraire dans la paire 21. La principale cause de l'aneuploïdie est une distribution inégale du stock chromosomique lors de la formation des cellules sexuelles.
Les aberrations de la structure chromosomique résultent d'une cassure d'un chromosome suivie d'une reconstruction anormale. Elles peuvent apparaître à la suite de divers mécanismes. La délétion (perte pure et simple d'un fragment du chromosome) peut concerner sa partie terminale ou une portion comprise entre deux points de rupture. La duplication aboutit à l'intégration d'un fragment supplémentaire de chromosome tout en créant une délétion dans un autre chromosome. Dans d'autres cas, si la cassure d'un chromosome est mal réparée, le fragment peut être « ressoudé » à l'envers (inversion) ou intégré en un tout autre site (translocation).
Voir aussi les articles : aberration chromosomique, délétion.


6. La structure des chromosomes
Les chromosomes et la chromatine sont constitués de protéines et d'acides nucléiques (ADN). L'ARN n'intervient pas dans la structure même, car l'information portée par la molécule d'ADN est transcrite sous forme d'ARN qui, après être passé du noyau vers le cytoplasme, est traduit en protéine.


6.1. L'ADN chromosomique

La quantité d'ADN contenue dans une cellule est constante pour une espèce vivante donnée, exception faite des cellules reproductrices dont le stock est divisé par 2. Cette quantité a été estimée à 0,4 pg chez la mouche et à 5,86 pg chez le chien, par exemple. Pour l'homme, les estimations ont donné 7,3 pg pour une longueur totale de 2,36 m. Si l'on veut avoir une idée plus réelle des proportions de la molécule d'ADN, il suffit de multiplier ses dimensions un million de fois. Dans ce cas, les 46 brins d'ADN complètement déroulés des chromosomes humains mis bout à bout formeraient un fil de 2 mm de diamètre pour une longueur de plus de 2 000 km !
La molécule d'ADN est formée d'un double enchaînement ordonné de nucléotides complémentaires (fibre bicaténaire, ou duplex) de 2 nm de diamètre. Cet arrangement définit sa structure primaire globalement linéaire; mais par les propriétés physicochimiques de ses composants, l'ADN adopte une configuration en double hélice qui correspond à sa structure secondaire. Selon les cas, on compte entre 9 et 11 bases par tour d'hélice. Cette molécule bicaténaire est relativement rigide le long de son axe et subit, par conséquent, de nombreuses contraintes dans l'architecture des chromosomes. Chez l'homme, un chromosome peut mesurer une dizaine de micromètres de long pour 0,5 mm de diamètre : l'ADN est donc fortement compacté au sein d'une structure qui inclut aussi de nombreuses protéines.


6.2. Les protéines chromosomiques

Elles appartiennent à deux groupes, celui des histones, très homogène, et celui des non-histones, qui comportent plusieurs centaines de types différents.
Par leur richesse en acides aminés, telles la lysine et l'arginine, qui à eux seuls peuvent constituer près de 25 % de la chaîne polypeptidique, les histones sont des protéines basiques. Elles ont une forte affinité entre elles, mais aussi avec les acides nucléiques comme l'ADN et avec les protéines non histones. Si l'on considère leur structure primaire, ou séquence d'acides aminés, on constate une remarquable constance, même pour des espèces d'eucaryotes fort éloignées. Ce qui laisse à penser que le rôle de ces protéines est identique pour toutes les espèces et que la moindre anomalie de séquence doit être mortelle pour l'organisme. Les protéines histones sont réparties en cinq types majeurs : H1, H2A, H2B, H3 et H4.
Les protéines non histones forment un groupe très hétérogène du fait de la diversité des rôles qu'elles assurent. Certaines d'entre elles interviennent, tout comme les histones, dans l'architecture du chromosome. La myosine et l'actine, par exemple, qui sont également les protéines contractiles fondamentales du muscle, pourraient entrer en action lors de la condensation et la décondensation des chromosomes. On trouve par ailleurs des protéines, dont le rôle est d'assurer la réplication et la réparation des brins d'ADN, et toutes les enzymes, substances protéiniques, nécessaires à la transcription des gènes en ARN.


6.3. La structure de base des chromosomes

Quel que soit l'aspect qu'il présente, la structure de base du chromosome est la fibre nucléosomique. Révélée à la fin des années 1950 par des diagrammes de diffraction des rayons X, cette structure ressemble à un chapelet de perles dont le fil connecteur serait l'ADN et les perles des groupements d'histones. C'est Arthur Kornberg qui en 1974, sur la base de clichés réalisés en microscopie électronique, proposa un modèle pour décrire cet arrangement. Le nucléosome, unité de base, serait constitué par un assemblage protéique contenant 8 histones, identiques deux à deux (2 × H2A, 2 × H2B, 2 × H3, 2 × H4). Le filament d'ADN s'enroulerait autour de cette structure en faisant deux tours de spire à la manière d'un fil s'enroulant sur un court cylindre (110 Å de diamètre sur 57 Å de hauteur) ; la continuité du filament d'ADN assure également le lien entre les différents nucléosomes.
L'organisation du nucléofilament dans la chromatine est encore plus complexe. Des filaments environ trois fois plus épais que la fibre nucléosomique (soit d'un diamètre de près de 30 nm) seraient le résultat de la condensation de la fibre nucléosomique. Deux modèles ont été proposés pour en décrire l'organisation : en solénoïde et en superboules. Dans le premier, la fibre nucléosomique s'enroulerait en une spirale dont chaque tour serait formé de 6 nucléosomes. Dans le second, la fibre chromosomique serait formée par la juxtaposition de boules contenant 12 nucléosomes. La stabilité de ces deux structures serait assurée par les protéines histones de type H1.
Un des stades privilégiés de la division cellulaire pour étudier les chromosomes est la métaphase. En effet, à ce moment, ils sont complètement individualisés en chromatides, et la condensation, amorcée au début de la phase de division, est maintenant terminée. Les chromatides formées correspondent à un degré d'organisation supplémentaire de la fibre chromosomique décrite précédemment.
Dans cette organisation, les protéines non histones jouent un rôle très important. On a pu isoler et purifier une trentaine d'entre elles, ce qui ne représente qu'un millième de la quantité d'histones constituant le chromosome. Ces protéines forment le squelette longiligne qui donne sa forme générale à la chromatide ; la fibre chromosomique, qui s'enroulerait autour de cet axe, formerait au préalable des sortes de petites pelotes, les microconvules, de 52 nm de diamètre, contenant l'ADN. Ce nouveau chapelet se disposerait alors autour de l'axe de protéines non histones. Une estimation avance que le chromosome humain le plus grand pourrait être composé de plus de 4 000 de ces microconvules.


7. La duplication des chromosomes
Toute division cellulaire (mitose, première division de la méiose) est précédée d'une duplication de l'information génétique, afin que celle-ci puisse être transmise dans son intégralité aux cellules filles. Cette duplication est assurée par la réplication de l'ADN, qui aboutit à la formation de deux longues molécules linéaires en tous points semblables. Elle s'effectue selon un modèle semi-conservatif, dans lequel chaque brin de la double hélice engendre un brin complémentaire puis s'y associe. La réplication est un phénomène biochimique très complexe nécessitant la participation de nombreuses enzymes dont le rôle est de dérouler le filament d'ADN, de séparer les deux brins, de synthétiser les brins complémentaires et, enfin, de reconstituer la structure native des brins fils.
→ ADN.


8. La parenté chromosomique de l'homme
Les scientifiques ont généralement recours à la morphologie, à l'anatomie et à la physiologie pour déterminer les liens évolutifs entre différentes espèces. Mais ces liens peuvent être établis par l'analyse de la formule chromosomique. Depuis Darwin, les biologistes ont admis que l'homme et les grands singes (chimpanzé, gorille, orang-outan…) ont une parenté commune ; elle a été confirmée par l'étude de leur formule chromosomique.
L'homme a 23 paires de chromosomes, contre 24 chez les grands singes. Une analyse plus fine a montré que 13 des paires humaines sont rigoureusement identiques à celles du chimpanzé et que les paires restantes ne se distinguent que par de subtils remaniements. Quant au chromosome 2 de l'homme, il correspond tout simplement à la fusion de deux chromosomes du chimpanzé.
Les scientifiques se demandent à présent pourquoi des différences aussi minimes peuvent se traduire par des divergences morphologiques et comportementales aussi importantes.

 

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LES GÈNES HOMÉOTIQUES ET L'ÉVOLUTION DES ANIMAUX

 

 

 

 

 

 

Texte de la 432e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 11 juillet 2002

Guillaume Balavoine, « Le complexe Hox et l'évolution des animaux »



L'idée que les modifications que subissent les espèces au cours de l'évolution sont causées par des altérations du développement de l'embryon est apparue dès le XIXe siècle. Néanmoins, l'ignorance dans laquelle nous étions des mécanismes fondamentaux de l'embryogenèse, c'est-à-dire le développement progressif d'un animal juvénile composé de milliers de cellules, de tissus différenciés et d'organes complexes à partir d'une seule cellule, l'oeuf fécondé, a empêché jusqu'à une date récente toute avancée significative dans le domaine des mécanismes embryologiques de l'évolution. Cette situation a radicalement changé depuis une trentaine d'années. Des progrès considérables ont été faits dans la compréhension de la façon dont les gènes contrôlent le développement de l'embryon. Pour la première fois, des exemples convaincants du rôle possible de certains gènes dans l'évolution de la morphologie des animaux ont été proposés.

Au cours de mon exposé, je souhaite donner un aperçu historique de la relation entre embryologie et évolution. J'essaierai d'expliquer à quel point la découverte des gènes homéotiques et de leur conservation chez la plupart des animaux a été révolutionnaire pour la biologie du développement. Dans une troisième partie, j'expliquerai comment certains de ces gènes peuvent avoir été impliqué dans l'évolution du plan d'organisation des animaux.

Evolution, embryologie et génétique

La première synthèse de l'embryologie et de l'évolution est celle de Ernst Haeckel (1834-1919), le grand naturaliste allemand. Depuis longtemps, les naturalistes avaient constaté que des animaux très dissemblables au stade adulte comme les mammifères et les poissons peuvent avoir des embryons très comparables aux stades précoces (le fameux stade « pharyngula »). Des interprétations pré-évolutionnistes ont éte proposées par Serres et par Meckel, mais la synthèse la plus connue était celle de von Baer (1792-1876). Les lois de von Baer mettent en exergue que l'embryogenèse dans un groupe donné fait d'abord apparaître les caractères les plus généraux, puis les caractères spécifiques, suivant une séquence temporelle stricte. Von Baer, qui était "fixiste" (il ne croyait pas à l'évolution des formes vivantes) voyait donc les différents groupes d'animaux comme autant de lignées séparées, ayant en commun les caractères généraux apparaissant tout au début de l'embryogenèse, et se différenciant par des caractères apparaissant plus tardivement dans le développement.

Haeckel voyait au contraire dans l'ontogénie une image exacte de la façon dont les animaux ont évolué, une conception énoncée en français par le fameux aphorisme : « l'ontogenèse récapitule la phylogenèse ». Selon Haeckel, les caractères nouveaux acquis par les organismes adultes au cours de l'évolution sont originellement des additions terminales au processus de leur développement. Par la suite, d'autres caractères peuvent encore être ajoutés en séquence, mais les caractères acquis auparavant sont retenus dans l'embryogenèse en apparaissant plus tôt. L'embryogenèse récapitule donc les formes adultes des espèces ancestrales. Un exemple bien connu est celui des fentes pharyngiennes qui apparaissent transitoirement chez les embryons des mammifères et qui selon l'hypothèse d'Haeckel sont le vestige des fentes portant les branchies chez les ancêtres « poissons » des mammifères. Haeckel reconnaît des exceptions à cette règle pourtant, c'est-à-dire des caractères qui n'apparaissent pas dans l'ontogénie à un stade qui correspond à celui de leur acquisition au cours de la phylogenèse. Mais le grand oeuvre du biologiste évolutionniste doit justement consister à retrouver dans l'embryogenèse les indices véritables de l'histoire des êtres. En appliquant systématiquement ces principes à la reconstitution de cette histoire des êtres vivants, Ernst Haeckel fut le premier à dessiner les arbres généalogiques (ou « phylogénétique ») représentant leurs parentés.

Gradualisme darwinien contre mutationnisme

Haeckel était un partisan enthousiaste des idées de Charles Darwin (1809-1882). Darwin proposa en 1859 dans l'Origine des espèces une théorie révolutionnaire de l'évolution des formes vivantes par la sélection naturelle. Le fondement de cette théorie est qu'il existe à tout moment dans la population naturelle de n'importe quelle espèce des variations infimes de la forme et de la taille des organes. Ces variations apparemment insignifiantes ont néanmoins la caractéristique d'être héréditaires. Certaines de ces variations se révèlent désavantageuses pour la survie dans son milieu de l'individu qui les porte mais d'autres sont bénéfiques. Comme la reproduction produit bien plus d'individus qu'il n'en peut survivre (la fameuse "lutte pour la vie"), les individus porteurs d'une variation bénéfique sont plus susceptibles d'attendre l'age de la reproduction que les autres et vont plus que les autres transmettrent ces avantages à leur descendance, entraînant l'expansion de la variation au sein de la population de l'espèce. Comme pendant ce temps, de nouvelles variations apparaissent, de proche en proche, par l'accumulation sur de très longues périodes de temps (Darwin parlait de millions d'années) d'infimes variations, des modifications très substantielles de l'anatomie de l'espèce peuvent se produire. Darwin ne connaissait pas l'origine des variations héréditaires qu'il constatait dans les populations naturelles et il ne savait pas par quel mécanisme ces variations étaient transmises à la descendance.

On le voit, le développement ne joue pas un grand rôle dans la théorie de Darwin. Haeckel a donc essayé de concilier le darwinisme avec sa propre théorie d'évolution des formes vivantes par modification du développement. Haeckel avait ses propres idées sur la transmission héréditaire des variations, fondée sur ce qu'il est convenu d'appeler l'hérédité des caractères acquis, mais cette théorie s'effondra avec la découverte du gène.

Ironiquement, les gènes étaient découverts par un moine morave, Gregor Mendel (1822-1884), à l'époque même où Darwin faisait publier l'Origine des espèces. Mendel travaillait sur une plante, le petit pois, et sur de petites variations de pigmentation ou de texture des téguments des graines de cette plante. Ces variations étaient semblables à celles dont parlait Darwin dans l'Origine des espèces. Mais pendant plus de trente ans, les travaux de Mendel n'ont reçu aucun écho.

L'une des premières conséquences de la redécouverte du gène vers la fin du dix-neuvième siècle a été un rejet par les premiers généticiens de l'évolution « darwinienne » (c'est-à-dire du rôle prépondérant de la sélection naturelle dans l'apparition des caractères nouveaux) comme cause principale de l'évolution anatomique. L'un des ré-inventeurs de la génétique, le hollandais Hugo de Vries (1848-1935), distinguait deux sortes de variations dans les populations naturelles : les variations continues minimes sur lesquelles Darwin fondait sa théorie, mais qui ne pouvaient, selon de Vries, en aucun cas permettre l'évolution et les variations discontinues et brutales (qu'il appela des « mutations ») qui, seules, pouvaient produire de nouvelles espèces. Le rôle de la sélection était, sinon rejetée, du moins limitée à l'émondage des espèces par trop inadaptées. Pour de Vries, l'évolution procède donc par sauts, une mutation pouvant faire apparaître soudainement une nouvelle espèce.

Bateson et les transformations homéotiques

Parmi les tenants de cette école saltationniste, on trouve William Bateson (1861-1926), zoologiste anglais. Bateson était persuadé que les mécanismes évolutifs qui produisent de nouvelles espèces sont discontinus et interviennent par des variations anatomiques brutales. Dans Materials for the study of variation (1894), il fournit un recueil considérable d'exemples de ces variations discontinues. Certaines de ces variations se caractérisent par le fait qu'une certaine partie du corps d'un organisme prenait l'apparence d'une autre partie. Par exemple, chez les insectes, les antennes peuvent être remplacée par des pattes ; chez les crustacés, les yeux peuvent devenir des antennes ; chez diverses plantes, les pétales de la fleur peuvent prendre la forme d'étamines. Bateson fournit une longue liste de ce type de transformations parmi des groupes aussi variés que les vers annelés, les insectes et les mammifères. Il inventa le terme « homéose » pour désigner ces transformations. Bateson s'intéressa à l'origine de la variation et s'enthousiasma pour la théorie génétique de l'hérédité. Cette théorie lui semblait tout à fait confirmer ses idées quant à l'apparition soudaine de nouvelles espèces. Néanmoins, pendant les décennies qui suivent, ces idées ne font guère école. Les généticiens s'intéressent essentiellement à des modifications assez minimes de la morphologie pour expliquer l'évolution des caractères. Les « monstres » issus de mutations telles que les transformations homéotiques intervenant au cours du développement précoce les intéressent fort peu.

Les mutants homéotiques de la drosophile

Il faudra attendre Edward Lewis (né en 1918, prix Nobel 1995 de médecine), un généticien américain, pour que l'origine génétique des transformations homéotiques soient analysées en profondeur. Edward Lewis a travaillé toute sa vie sur les gènes homéotiques de la mouche fétiche des généticiens, la drosophile.

Le corps d'une mouche (tête, thorax et abdomen) est formé de segments d'anatomies différentes mais qui apparaissent identiques au début de leur développement. Sous l'effet d'une mutation d'un gène homéotique, un ou plusieurs segments vont au cours du développement prendre l'apparence d'autres segments. L'exemple le mieux connu est celui de la mutation bithorax. Les mouches porteuses de cette mutation ont deux paires d'ailes et semblent avoir deux thorax. Chez les mouches (diptères), le deuxième segment thoracique (T2) est très développé et porte une paire de pattes et une paire d'ailes alors que le troisième segment thoracique (T3) est de taille réduite et porte juste une paire de pattes mais pas d'ailes. Chez le mutant bithorax, T3 ressemble trait pour trait à T2, c'est-à-dire que la taille du segment est considérablement augmentée et qu'il porte des ailes (fig 1).

Edward Lewis a consacré une bonne partie de sa carrière à l'étude de ces gènes et dans une publication en 1978, il a contribué à démontrer deux aspects fondamentaux de leur structure et de leur fonction (fig 2) :

- les gènes homéotiques sont regroupés en deux complexes sur un chromosome de la mouche, le complexe Antennapedia qui compte cinq gènes contrôlant la forme des segments de la tête et du thorax, et le complexe Bithorax avec trois gènes s'occupant du thorax et de l'abdomen. Lewis en a déduit que les gènes homéotiques étaient des gènes apparentés apparus par des duplications successives dites « en tandem » d'un seul gène ancestral.

- Ces gènes régulent l'identité des segments de la mouche le long de l'axe antéro-postérieur suivant un ordre identique à celui dans lequel on les trouve sur le chromosome. C'est ce que l'on appelle la propriété de colinéarité.

Edward Lewis pensait à cette époque que les gènes homéotiques étaient une particularité des arthropodes (les animaux articulés) et qu'ils avaient joué un grand rôle dans leur évolution. On considérait à l'époque que les insectes avaient évolué à partir d'ancêtres chez lesquels tous les segments du tronc sont identiques, comme chez les milles-pattes actuels. Cette anatomie aurait été contrôlée par un gène homéotique ancestral unique. Puis d'autres gènes, ceux du complexe Bithorax seraient apparus par des duplications du gène ancestral. Mais ces nouveaux gènes auraient acquis une nouvelle fonction, celle de gènes « suppresseurs » de « pattes » L'apparition de ces gènes aurait donc provoqué l'apparition de l'abdomen sans patte et donc des insectes (fig 3).

Les années qui suivirent, qui virent l'application systématique des nouvelles techniques de biologie moléculaire à l'analyse des gènes des deux complexes donnèrent souvent raison aux idées visionnaires de Lewis sauf sur un point important : les gènes étaient beaucoup plus anciens qu'il ne le pensait.

L'homéodomaine ou la pierre de Rosette de la biologie du développement.

Dans les années 1980, plusieurs laboratoires ont élucidé la nature et la fonction moléculaire des gènes homéotiques. Les gènes sont des fragments d'ADN sur le chromosome composé d'un enchaînement spécifique de nucléotides (les quatre fameuses bases A,T,G,C). Ces enchaînements codent la structure d'une protéine, laquelle peut avoir diverses fonctions (protéines contractiles comme dans les cellules musculaires, enzymes du métabolisme, etc ...). Quand un gène, à un moment donné du développement et dans des cellules données, est effectivement « traduit » dans la protéine qu'il code, on dit que le gène s'« exprime ». Les gènes homéotiques codent pour des protéines régulatrices de l'expression d'autres gènes, c'est-à-dire que dans les cellules où le gène homéotique s'exprime, une protéine homéotique est produite qui va à son tour réguler positivement ou négativement l'expression de plusieurs autres gènes.

Les gènes homéotiques sont responsables de l'identité des segments de la drosophile au cours du développement, c'est-à-dire qu'ils vont aiguiller le développement des cellules de ces segments vers une direction spécifique. C'est pourquoi ces gènes ont été désignés sous l'appellation de gènes « sélecteurs» : ils fixent la destinée des cellules embryonnaires dans lesquelles ils sont exprimés, c'est-à-dire dans lesquelles la protéine qu'ils codent est produite. On peut grâce à des méthodes moléculaires sophistiquées mettre en évidence l'expression du gène dans des segments spécifiques (fig 4).

Le séquençage des gènes homéotiques fut effectué dans plusieurs laboratoires, notamment celui de Walter Gehring en Suisse et celui de Thomas Kaufman aux Etats-Unis. Comme Lewis l'avait prévu, les gènes homéotiques sont bien des gènes apparentés. Ils ont tous en commun un motif conservé, lequel code pour une partie de la protéine que l'on a appelé l'« homéodomaine ». C'est grâce à cet homéodomaine que les protéines homéotiques peuvent se fixer sur le chromosome à des endroits spécifiques et réguler d'autres gènes se trouvant à proximité, les gènes « effecteurs » qui vont réaliser la « forme » finale du segment en agissant sur la différenciation des cellules de ce segment.

Les études menées sur la drosophile ont donc révélé des concepts entièrement nouveaux pour la biologie du développement. Les gènes homéotiques ont été les premiers gènes « sélecteurs » étudiés en détail mais on sait aujourd'hui que beaucoup d'autres gènes de ce type (des centaines) existent sur les chromosomes et qu'ils régulent de multiples aspects du développement.

Très rapidement, on s'aperçut que des gènes codant pour des protéines à homéodomaine très proches des gènes homéotiques de la drosophile étaient présents chez la plupart des animaux, en particulier chez les vertébrés. On appelle ces gènes les gènes « Hox » de façon générale. La voie était ouverte pour une vaste entreprise d'identification de gènes par homologie qui conduisit à la découverte des complexes de gènes Hox chez l'homme et la souris. La « Pierre de Rosette » de la biologie du développement était découverte.

Des complexes homologues chez les insectes et les vertébrés.

Les deux complexes homéotiques de la drosophile ANT-C et BX-C sont le résultat d'une scission d'un complexe ancestral unique. Cette organisation ancestrale en un seul complexe a été trouvée chez d'autres insectes. Les vertébrés ont quatre complexes de gènes Hox qui résultent manifestement de duplications d'un complexe ancestral entier. Les quatre complexes sont situés sur des chromosomes différents. Ils sont alignables entre eux, chaque gène ayant en général un proche parent chez chacun des trois autres complexes, dont l'homéodomaine est quasiment identique.

La plupart des gènes Hox des vertébrés sont alignables avec les gènes des complexes de la drosophile, sur la base de la comparaison des homéodomaines et de la position du gène au sein du complexe (figure 3). Ceci démontre que ces gènes ont été hérités d'un ancêtre commun aux deux organismes, un animal qui vivait il y a au moins 550 millions d'années. Le complexe Hox lui-même devait donc exister chez cet animal. Il a été possible d'étudier la fonction des gènes Hox chez les mammifères en prenant comme modèle la souris où il est possible d'obtenir artificiellement des mutants de ces gènes. Quand on détruit l'un des gènes de la souris, on obtient des souriceaux présentant des malformations qui sont des transformations homéotiques de la colonne vertébrale ou des côtes, c'est-à-dire que certaines vertèbres ou certaines côtes prennent l'aspect de vertèbres ou de côtes plus antérieures ou plus postérieures. On a donc des effets très comparables à ceux observés sur les segments de la drosophile.

On avait donc à l'époque entre les mains un premier exemple de conservation à très grande échelle d'une structure chromosomique complexe. Que cette structure soit constituée de gènes fondamentaux pour le développement, responsables d'une partie importante du plan d'organisation de l'animal, comme cela a été établi rapidement chez les vertébrés aussi, était complètement inattendu. Rien ne laissait penser en effet que les plans d'organisation d'un mammifère et d'un insecte avaient quoi que ce soit de comparable, hormis quelques grands traits de base (axe antéro-postérieur, présence d'une tête, etc...).

La comparaison structurelle et fonctionnelle des gènes Hox des insectes et des mammifères établissait donc de façon certaine que leur dernier ancêtre commun avait déjà un complexe Hox élaboré, que ce complexe jouait déjà un rôle dans la régionalisation antéro-postérieure de l'embryon.

L'évolution du complexe Hox au sein des animaux.

La ressemblance des complexes de la souris et de la drosophile est remarquable. Il y a néanmoins des différences importantes. D'abord, les quatre complexes semblables des mammifères suggèrent que chez un de leur ancêtre, le complexe ancestral a été dupliqué plusieurs fois pour donner les quatre copies. Ensuite, les mammifères ont beaucoup plus de gènes « postérieurs » (exprimés dans la partie postérieure de l'embryon) que les insectes (jusqu'à cinq contre un seul). Ces différences suggèrent que des changements assez importants se sont produits pendant l'histoire du complexe Hox.

Ces constatations ont amené certains chercheurs à se demander quelles ont été les grandes étapes de l'évolution du complexe, à quelle moment de l'histoire de la vie ce complexe est apparu et si cette apparition est corrélée avec une étape importante de l'évolution des formes vivantes. Une « chasse » au gène Hox a donc été menée chez toute une série d'organismes. Très vite, il est apparu que l'histoire des gènes Hox serait propre aux animaux. En effet, aucun gène proche du type Hox n'a été découvert chez les plantes, chez les champignons ou chez les bactéries.

Pour comprendre l'histoire du complexe Hox au sein des animaux, il faut avoir une idée assez précise de la généalogie des animaux. A l'époque où les gènes Hox furent identifiés, dans les années 1980, d'importants progrès restaient à faire dans ce domaine. Depuis Haeckel, les hypothèses sur la forme de l'arbre généalogique des animaux, basées sur la comparaison de leurs caractères anatomiques et embryologiques avaient abondées. Mais des conflits importants subsistaient entre les évolutionnistes. L'ère de la biologie moléculaire apporta un renouveau considérable à ce domaine car il devint possible d'utiliser les gènes pour établir les relations de parenté entre les êtres vivants. La comparaison de la structure de gènes homologues (c'est-à-dire hérité d'un ancêtre commun) entre plusieurs organismes permet d'obtenir ces informations. Tous les gènes sont constitués d'un enchaînement précis des quatre acides nucléiques constitutifs de l'ADN (A, T, G et C). Lorsqu'une espèce donne naissance à deux lignées distinctes au cours de l'évolution, de petites différences vont commencer à s'accumuler entre les gènes initialement identiques de ces deux lignées. En général, ces différences consistent en de simples remplacements, appelés substitutions, d'un acide nucléique par un autre. En première approximation, ces substitutions s'accumulent régulièrement en fonction du temps écoulé. Le principe de base de ce que l'on appelle la « phylogénie moléculaire » est donc simple : plus les structures des gènes comparés sont proches (moins on trouve de substitutions), plus les organismes concernés doivent être apparentés.

L'utilisation systématique de ces techniques sur plusieurs types de gènes a permis de voir émerger au cours des années 1990 la forme générale de l'arbre des animaux (fig 5). A la base de l'arbre émergent les éponges, les animaux les plus simples. Les éponges n'ont pas à proprement parler de tissus différenciés. Tous les autres animaux se regroupent par le fait qu'ils ont des tissus et des organes différenciés. A la base de ce nouveau groupe des « animaux à tissus », on distingue une autre branche qui est celle des polypes (anémones de mer, coraux) et méduses. Ces animaux ont été reconnus très tôt comme relativement plus simples que les autres animaux à tissus, car ils n'ont fondamentalement que deux feuillets cellulaires (un externe et un interne), n'ont pas de système nerveux condensé et pas non plus d'axe antéro-postérieur avec une tête et un tronc clairement différenciés. Tous les autres animaux semblent être regroupés dans un troisième ensemble que l'on appelle les « bilatériens ». Ce terme se réfère au fait que ces animaux ont une symétrie bilatérale (c'est-à-dire un côté gauche et un côté droit identique) mais ils ont en commun de nombreuses autres particularités. Ils ont un axe antéro-postérieur très différencié avec une tête et un tronc, un tube digestif et un système nerveux condensé avec un « cerveau » et une chaine nerveuse. Les recherches les plus récentes ont montré que ces animaux complexes, les bilatériens se divisent eux-mêmes en trois grands groupes illustrés sur la figure 5 mais ceci dépasse notre propos.

La recherche de gènes Hox chez les éponges a toujours été négative. Chez les polypes et méduses, un petit nombre de gènes apparentés aux gènes Hox a été identifié et quelques indices qu'ils sont groupés en complexe ont pu être obtenus. Chez pratiquement tous les groupes de bilatériens considérés (vertébrés, oursins, insectes, vers annelés, mollusques, etc ...), un complexe Hox élaboré comptant entre huit et quatorze gènes a été découvert. On voit donc se dessiner un scénario assez clair de l'histoire du complexe Hox. Les premiers gènes Hox seraient apparus chez un ancêtre des animaux à tissus après la divergence des éponges. A l'époque où la branche des polypes et méduses s'est séparée, le complexe Hox n'auraient compté que quelques gènes (peut-être trois). Par contre de nombreuses duplications de gènes se seraient produites chez les ancêtres des bilatériens. On peut imaginer que les grandes étapes de ce scénario correspondent à des étapes de la complexification au plan d'organisation des animaux. En gros, l'acquisition d'un axe de symétrie très simple comme celui des polypes et méduses serait corrélé à la présence d'un petit complexe de trois gènes. Par contre, l'apparition d'une régionalisation antéro-postérieure poussée comme chez les bilatériens aurait nécessité la présence d'un complexe beaucoup plus élaboré d'au moins huit ou dix gènes.

On le voit, l'existence du complexe Hox est bien plus ancienne que ce que Lewis avait imaginé. La multiplication du nombre des gènes que Lewis envisageait chez les arthropodes s'est en fait produite bien avant, chez les ancêtres des bilatériens. Pourtant, les bilateriens ont évolué pour donner une diversité époustouflante d'animaux. Est-ce à dire que le complexe Hox n'a pas été impliqué dans cette diversification, jouant simplement un rôle conservateur d'agent de régionalisation de l'axe antéro-postérieur ?

Les gènes Hox sont-ils responsables de l'évolution anatomique ?

Deux exemples concrets chez les arthropodes

Nous avons vu que l'évolution de la structure du complexe s'est faite bien avant ce que pensait initialement Edward Lewis au cours de l'histoire des animaux. Pourtant, dans la suite de cet exposé, nous allons retourner vers le groupe de prédilection de Lewis et de nombreux évolutionnistes depuis, c'est-à-dire les arthropodes. Les arthropodes, comme nous l'avons vu sont tous constitués de segments, initialement identiques au cours du développement mais qui se différencient par la suite sous l'action des gènes Hox. En comparant l'organisation anatomique des principaux groupes d'arthropodes, on s'aperçoit que leurs plans anatomiques diffèrent considérablement non seulement par la forme des segments mais aussi par la façon dont ils se regroupent le long du corps de l'animal (fig 6). Chez les myriapodes, le groupe le plus simplement organisé, tous les segments portent des pattes et ont à peu près la même forme d'un bout à l'autre. Dans les autres groupes, ils se regroupent en un thorax et un abdomen mais de façon très différentes. Chez les arachnides (araignées et autres scorpions), le thorax portant les pattes est fusionné avec la tête, alors que les segments de l'abdomen ne portent pas de pattes. Chez les crustacés, tous les segments portent généralement des pattes mais celles du thorax sont souvent très différentes de celles de l'abdomen. Chez les insectes, le thorax ne comporte que trois segments et là encore les segments abdominaux ne portent pas de pattes. Les gènes Hox sont ils responsables de ces différences ? Des chercheurs de plusieurs laboratoires ont entrepris des études à la fois sur la structure et le fonctionnement du complexe Hox chez ces grands groupes d'arthropodes. Les résultats ont été surprenants. Globalement, la structure du complexe Hox est très remarquablement conservatrice chez tous les arthropodes. On retrouve les mêmes gènes que ceux que nous avons décrits chez la drosophile chez chacune des espèces d'arthropodes considérés. Contrairement à ce que proposait Lewis, ce n'est donc pas une variation dans le nombre des gènes Hox qui explique l'évolution de l'anatomie des arthropodes. Qu'en est-il de la façon dont ces gènes s'expriment ? Nous avons que les gènes Hox, gènes sélecteurs, influent sur la destinée des cellules dans lesquels ils sont exprimés sous la forme d'une protéine. De la même façon que chez la drosophile, les divers gènes Hox des arthropodes considérés s'expriment dans des groupes de segments contigus, généralement de façon chevauchante et en respectant la règle de colinéarité. La correspondance globale des domaines d'expression suggère des correspondances entre l'anatomie segmentée des différents groupes. Ainsi, si on en croit les gènes Hox (mais aussi l'anatomie comparée plus traditionnelle), les segments du thorax d'une araignée correspondent à ceux de la tête chez les autres arthropodes. Tout ce passe comme si au cours de l'évolution soit les arachnides ont commencé à marcher sur leur tête, soit au contraire (et peut-être plus vraisemblablement) les autres groupes ont intégré à leur tête la partie la plus antérieure de leur tronc dont les pattes sont devenus des pièces buccales destinées à la mastication. Néanmoins, en comparant les gènes correspondant dans différents groupes d'arthropodes, on observe des différences parfois considérables. Le gène pb, par exemple s'exprime dans la plus grande partie du céphalothorax des arachnides (c'est-à-dire cinq segments consécutifs) alors qu'il n'est exprimé que dans un seul segment de la tête chez une espèce de crustacé. L'extension postérieure de l'expression des gènes les plus antérieurs est également variable. Est-il possible que de telles différences expliquent les différents plans d'organisation des arthropodes ? Ceci semble peu probable car il est difficile de relier ces différences individuelles avec des particularités anatomiques constatées. Une difficulté supplémentaire est que nous ne disposons pas chez ces arthropodes des collections de mutants de la drosophile et donc pas de moyen de savoir quelles sont réellement les fonctions de ces gènes.

Pourtant, dans un certain nombre de cas, les chercheurs ont trouvé des indices plus probants.

Le premier exemple concerne les crustacés (crabes, crevettes, etc ...). Les chercheurs Michalis Averof et Nipam Patel (fig 7) ont comparé l'expression du gène Ubx chez diverses espèces de crustacés. Ces espèces diffèrent par la forme et la fonction des pattes les plus antérieures portées par le thorax. Chez certaines espèces, ces pattes sont effectivement des organes locomoteurs mais chez d'autres espèces, elles sont devenues des pièces buccales avec une fonction masticatrice. Chez les embryons des premières, le gène Ubx est exprimé dans toutes les pattes. Par contre, chez les embryons des secondes, les ébauches des pattes les plus antérieures, celles qui vont devenir des pièces buccales, n'ont pas d'expression du gène Ubx. Tout ce passe donc comme si le gène Ubx jouait un rôle dans le maintien de l'identité de patte locomotrice. Son « retrait » des pattes les plus antérieures était donc nécessaire pour leur permettre de devenir des pièces masticatrices. Pour autant, nous ne pouvons pas affirmer que c'est ce retrait de Ubx des pattes antérieures qui a causé la transformation au cours de l'évolution. Peut-être d'autres gènes sont-ils intervenus.

Un autre exemple concerne un aspect en apparence beaucoup plus discret de l'évolution morphologique mais là aussi le gène Ubx (encore lui ...) semble jouer un rôle certain. Cet exemple a été découvert par le chercheur David Stern, chez plusieurs espèces très apparentées de mouches drosophile. Les mouches ont de fins poils sur les pattes mais pas partout. Certaines zones de la patte en sont exemptes et David Stern a mis en évidence que les cellules de ces zones expriment le gène Ubx pendant leur développement. Certaines espèces de mouches ont une zone sans poils très étendue sur leurs pattes alors que chez d'autres, elle est beaucoup plus réduite. David Stern a montré que le gène Ubx est directement responsable de ces différences. Lorsqu'il introduit le gène d'une mouche"glabre « dans une mouche poilue » par un simple croisement (de la même façon que l'on croise un âne avec une jument pour obtenir un mulet), il obtient une extension de la zone sans poils.

Conclusion

Ces deux exemples nous ramènent à notre propos du début : l'évolution est-elle saltationniste ou gradualiste ? Le premier exemple, avec la transformation de plusieurs pattes de façon très importante semble suggérer la possibilité d'une évolution saltationniste. Pourtant rien dans cet exemple ne démontre que cette transformation s'est faite brutalement sous l'effet d'une ou d'un très petit nombre de mutations. Le deuxième exemple concernant un infime détail de l'anatomie d'une patte se rattache beaucoup plus au gradualisme darwinien. Le débat entre saltationnisme et gradualisme est aujourd'hui largement estompé. La plupart des biologistes acceptent l'idée que l'évolution se fait bien de façon graduelle par l'accumulation de petites différences comme le suggérait Darwin. Une partie de l'intérêt suscité par les gènes homéotiques provenait de l'idée que ces gènes étaient susceptibles d'engendrer une évolution par saut. Aujourd'hui, les chercheurs sont beaucoup plus prudents sur cette idée. Mais, ironie de l'histoire, c'est cet engouement pour les gènes homéotiques qui a permis de réaliser une percée décisive dans la compréhension des mécanismes génétiques du développement.

 

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LA COÉVOLUTION

 

Texte de la 7ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 7 janvier 2000 par Claude Combes

"La coévolution"

Qu'est que la coévolution?

Les virus informatiques sont de plus en plus élaborés.
Les anti-virus sont de plus en plus complexes.
Telle est l'image moderne que l'on peut donner de la coévolution. Les virus informatiques deviennent de plus en plus élaborés parce que les logiciels anti-virus existent, et ces derniers se renouvellent sans cesse parce que des virus plus performants sont mis en circulation.
La coévolution, c'est le processus sans fin dans lequel deux adversaires construisent sans cesse de nouvelles armes pour ne pas être distancé par "l'autre".

Les pathogènes et leurs hôtes: un conflit sans merci

Un pathogène, qu'il s'agisse du virus de la grippe ou du pou des écoliers est un être vivant qui utilise un autre organisme vivant, l'hôte, à la fois comme habitat et comme source d'énergie. Très souvent, l'association entre le pathogène et l'hôte est caractérisée par une étroite spécificité: un pathogène donné a "son " hôte ou un petit nombre d'hôtes apparentés.
Pour l'étude de la coévolution, une notion est importante, celle de succès reproductif, que la littérature anglo-saxonne qualifie du mot évocateur de "fitness". Dans une association pathogène-hôte, la fitness du parasite augmente si la sélection naturelle lui permet de mieux exploiter l'hôte, tandis que l'hôte augmente la sienne si la sélection lui permet de mieux lutter contre l'infection.
On devine dès lors que toutes les conditions sont réunies pour une coévolution. Aux "armes" inventées par le pathogène répondent les "armes" inventées par l'hôte. Bien entendu, derrière le mot arme, il faut entendre des adaptations (comportementales, physiologiques, moléculaires) et derrière le mot "inventées", il faut entendre les choix de la sélection naturelle dans la variabilité génétique issue des mutations. Dans un tel conflit, où la coévolution oppose deux adversaires aux intérêts totalement divergents, les biologistes parlent couramment de courses aux armements, par comparaison avec deux pays rivaux qui maintiendraient un fragile équilibre, chacun inventant régulièrement de nouvelles armes capables de s'opposer aux initiatives de l'autre.
Dans les associations pathogènes-hôtes, les courses aux armements se font à deux niveaux successifs.
Les gènes qui permettent au pathogène de rencontrer son hôte avec une plus grande probabilité sont tout d'abord sélectionnés. Est sélectionné en réponse chez l'hôte tout gène qui lui permet d'éviter la rencontre avec le pathogène.
Les gènes qui permettent à l'hôte de détruire le pathogène, notamment par l'immunité, sont sélectionnés. Est sélectionné en réponse chez le pathogène tout gène qui lui permet de survivre dans le milieu hostile ainsi créé.
On devine que cette coévolution peut durer longtemps& C'est probablement pourquoi il existe autant de pathogènes et pourquoi il en existera vraisemblablement toujours. Cette coévolution ne diffère en rien de celles qui opposent les prédateurs à leurs proies: les chats ont d'excellentes adaptations pour attraper les souris, mais comme les souris ont d'excellentes adaptations pour éviter les chats, il existe toujours à la fois des chats et des souris. Les enfants savent bien que Jerry sait prendre les bonnes décisions qui font échouer les projets diaboliques et sans cesse renouvelés de Tom& Walt Disney a illustré la coévolution sans s'en douter.

Les orchidées et les papillons: un conflit quand même&

L'association formée par certaines orchidées de Madagascar et leurs papillons pollinisateurs n'entre plus dans le domaine du parasitisme mais dans celui du mutualisme. Quelle est la différence? Si, dans le parasitisme, l'un des partenaires de l'association exploite l'autre, dans le mutualisme, l'exploitation est réciproque. En d'autres termes, il y a toujours un pathogène et un hôte, mais ce dernier trouve un avantage à être colonisé par le pathogène&
De nombreuses espèces d'orchidées possèdent des pollinies, petites masses collantes contenant les grains de pollen, et des tubes cylindriques (nectaires) qui sécrètent un nectar sucré. Des papillons viennent boire le nectar à laide de leur trompe. Pour ce faire, ils heurtent la base des pollinies et celles-ci adhèrent à leur tête. Au cours de leurs repas successifs de nectar, les papillons transportent ainsi les pollinies d'une fleur à une autre, ce qui permet la fécondation des orchidées. Cependant, pour que les pollinies se collent sur la tête du papillon, il faut que la tête de celui-ci heurte les pollinies placées au dessus du nectaire avec une certaine force. Si l'accès au nectar est trop facile, le papillon ingurgite du nectar mais repart sans pollinies. Par conséquent, seules les plantes à nectaires longs, qui contraignent l'insecte à heurter la base des pollinies pour atteindre le nectar, se reproduisent: le caractère "nectaire long" est favorisé par la sélection. Parallèlement, celle-ci favorise chez le papillon le caractère "trompe longue", puisque les papillons à trompe courte n'atteignent pas le précieux nectar et, mal nourris, ne se reproduisent pas normalement. Un tel processus coévolutif a abouti à des orchidées aux nectaires interminables et à des papillons à la trompe démesurée. Par exemple, l'orchidée Angraecum sesquipedale a des nectaires de 28 à 32 cm de long et le papillon Xanthopan morgani qui la pollinise une trompe de plus de 25 cm.
On voit bien que le fait que l'association soit de type mutualiste et non parasitaire n'empêche pas qu'il y ait coévolution. L'explication est que tout être vivant est fondamentalement égoïste et n'a d'autre "objectif" que de transmettre ses gènes à la génération suivante. La collaboration entre le papillon et l'orchidée n'a rien d'un processus altruiste, même si elle donne l'image d'une entente parfaite.

La Reine Rouge de Lewis Carroll

Une question cruciale est celle du rôle de la coévolution dans le phénomène grandiose de l'Evolution elle-même (avec un "grand E"). La coévolution n'est-elle qu'un fait quelque peu anecdotique, propre à illustrer de belles histoires du monde vivant, ou est-elle au contraire un mécanisme fondamental?
Pour Leigh Van Valen, de l'Université de Chicago, le moteur principal de l'évolution de toute espèce vivante est représenté par les autres espèces avec lesquelles elle partage des ressources. Tout progrès dans la valeur adaptative d'une espèce quelconque modifie l'environnement des espèces qui l'entourent et les oblige à s'adapter. Cette adaptation provoque à son tour un changement dans l'environnement de la première espèce, ce qui la pousse à un nouvel épisode de sélection, et ainsi de suite. Cela se produit parce que les ressources sont limitées. Van Valen dit que les espèces jouent un "jeu à somme nulle" et a baptisé cette proposition du nom d'hypothèse de la Reine Rouge.
Lexpression "Reine Rouge" est empruntée à la nouvelle de Lewis Caroll "A travers le miroir", dans laquelle Alice tient la Reine Rouge par la main et court avec elle au pays des Merveilles. Alice, constatant avec surprise que le paysage autour d'elles ne change pas, interroge la Reine. Cette dernière répond qu'elles courent pour rester sur place et que c'est pourquoi le paysage paraît immobile. Les choses sont comparables dans les coévolutions: les espèces en conflit courent, c'est à dire "inventent" sans cesse de nouvelles adaptations, mais la qualité intrinsèque de chacune ne change pas. Le processus est d'autant plus marqué que deux espèces (ou un petit nombre d'espèces) forment une association "fidèle" dans le temps, compté en millions ou dizaines de millions d'années. Chaque fois que l'une d'elles acquiert par sélection un avantage quelconque, cet avantage modifie l'environnement des autres et les oblige à acquérir à leur tour par sélection des avantages compensateurs. Matt Ridley a écrit de manière imagée que, dans la vie, tout progrès n'est que relatif&
L'hypothèse de la Reine Rouge présente l'avantage d'expliquer l'accroissement ininterrompu de la complexité qui, en 3, 5 milliards d'années, a conduit l'être vivant de l'état de molécule à celui d'Homo sapiens. Si l'hypothèse est exacte, l'évolution, & c'est les autres. Accorder crédit à la "Reine Rouge" n'implique en aucune manière que les grands évènements physiques qui ont affecté la planète (émergence des terres, dérive des continents, grandes éruptions volcaniques, fluctuations climatiques, etc.) n'aient pas joué un rôle essentiel à certains moments de l'évolution, donnant à celle-ci un caractère bien moins "gradualiste" qu'on ne le croyait vers le milieu du XXème siècle.

La coévolution génome-culture

Avec l'apparition des hommes sur la Terre s'est installée une forme entièrement nouvelle de coévolution, non plus entre des espèces vivantes mais entre deux processus. On la qualifie de coévolution culture-génome.
Comme le notent Marcus Feldman, de l'Université de Stanford et Kevin Laland, de l'Université de Cambridge, aussitôt que les hommes ont su construire des outils de pierre, la compétence acquise dans cet exercice a pu être transmise de génération en génération, par un processus culturel et non plus génétique. Curieusement, les changements culturels chez les humains donnent raison à Lamarck: en matière de culture, il y a transmission des caractères acquis, qu'ils soient matériels, spirituels ou cognitifs.
On parle de coévolution culture-génome parce que, par leurs traditions culturelles, transmises d'une génération à la suivante, les hommes ont influencé de plus en plus fortement la sélection naturelle de l'information génétique.
On cite le plus souvent l'invention de l'agriculture. Celle-ci a permis que de petites inégalités initiales entre les individus se traduisent par la possession des terres et l'accumulation des richesses. Des inégalités de plus en plus grandes se sont manifestées et de là sont nés les royaumes, les empires et les féodalités& Ces bouleversements dans les "hiérarchies" entre les humains ont fortement perturbé la transmission des gènes. Matt Ridley montre que le "pouvoir" a été, jusqu'à une date très récente, associé à la production du grand nombre possible de descendants. Il cite l'empereur chinois Fei-Ti (5ème siècle après JC, dynastie Nan) et ses 10.000 concubines, et bien d'autres exemples. Laura Berzig rapporte que les empereurs de la dynastie Tang (7 et 8ème siècles après JC) allaient jusqu'à faire tenir un agenda détaillé des dates de menstruation de leurs concubines afin de ne pas gaspiller leur sperme& D'autres pratiques culturelles modifient les caractères génétiques des populations humaines. Tel est le cas de l'infanticide traditionnel qui déséquilibre la proportion des sexes. Quant aux progrès modernes de la médecine, ils contrarient certainement la sélection des gènes de résistance aux maladies. Même l'invention des lunettes doit avoir pour conséquence logique de laisser les gènes de myopie se répandre en toute liberté.
On peut enfin se demander si l'affaiblissement croissant de la structure familiale dans les sociétés occidentales ne relève pas d'un processus de coévolution culture-génome. L'accélération des acquisitions culturelles est telle que les parents ne peuvent transmettre à leurs enfants que des concepts démodés, de telle sorte que les enfants enrichissent davantage leurs connaissances par des mécanismes horizontaux (auprès d'individus de la même génération) que par des mécanismes verticaux (auprès d'individus des générations précédentes). Grand-père et grand-mère ont perdu leur pouvoir& Est-il utile enfin de dire que les interventions directes sur le génome humain, qui se feront au troisième millénaire, relègueront les processus naturels au rang d'accessoires obsolètes. Il reste à espérer qu'elles se feront seulement à des fins thérapeutiques, notamment pour lutter contre les maladies génétiques.
Les exemples qui précèdent démontrent que, si l'évolution des génomes dans la lignée des hominidés a conduit à l'émergence du cerveau de l'homme moderne et par conséquent à celle de la culture, celle-ci a profondément modifié à son tour les pressions sélectives s'exerçant sur les génomes. Terme paradoxal de cette évolution à l'aube du 3ème millénaire, les différentes cultures nées dans des entités géographiques autrefois cloisonnées ont bien plus tendance à se heurter dans un processus "darwinien" d'exclusion compétitive qu'à s'enrichir mutuellement. Si un processus de Reine Rouge s'installait entre elles, elles pourraient survivre les unes et les autres en s'enrichissant. Si au contraire la compétition pure et simple l'emporte, une seule culture dominante subsistera.

 

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Le premier ordinateur copiait le cerveau humain

 

Le premier ordinateur copiait le cerveau humain
PHILIPPE BRETON dans mensuel 290
daté septembre 1996 -


La naissance de l'ordinateur est classiquement datée de 1946, avec l'apparition de l'ENIAC. Mais celui-ci, fonctionnant sur le principe du boulier, n'était en fait que le dernier des calculateurs. La primauté devrait plutôt être accordée au Mark 1, dont l'architecture tranche radicalement avec la lignée de ses prédécesseurs. De plus, cette machine fut conçue comme une copie du cerveau humain - ou de la représentation qu'on s'en faisait alors : pour les fondateurs de l'informatique, dont le principal est John von Neumann, la structuration logique de la pensée pouvait être reproduite en dehors du cerveau.
Dans quelles circonstances, dans quel environnement intellectuel et surtout avec quelle intention l'ordinateur a-t-il été conçu ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir à l'événement lui-même : quelle est la machine qui peut prétendre au titre de premier ordinateur ?

En célébrant en février 1996 le cinquantenaire de la naissance de l'ENIAC, on a accordé la primauté à ce calculateur électronique mis en chantier à l'université d'Aberdeen Etats-Unis dès 1943. Mais d'autres voient dans le Mark 1, conçu à l'université de Manchester par une équipe à laquelle participait le mathématicien anglais Alan Turing, le premier dispositif de calcul et de traitement de l'information. Il fut élaboré d'après les plans rédigés en juin 1945 par John von Neumann, professeur à l'université de Princeton. Ces plans décrivaient une machine aux principes révolutionnaires, bien différente de l'ENIAC.

Pour trancher ce débat, dont l'intérêt dépasse largement un simple problème de datation, il faut savoir ce qui fait la spécificité de cette nouvelle machine.

Si l'on a présenté l'ENIAC comme le premier ordinateur, cela est dû à deux facteurs. Le premier est l'importante publicité que lui a donné la presse américaine dans l'immédiat après-guerre. On a présenté au public américain une machine dont la caractéristique principale était son extraordinaire rapidité de calcul. Les esprits furent frappés par l'annonce qu'elle mettait moins de temps à calculer la trajectoire d'un obus que celui-ci pour parvenir à sa cible. Cette médiatisation intense a laissé des traces, au point que les médias d'aujourd'hui, plus fidèles sans doute à l'histoire de l'information publiée qu'à celle des techniques, ont fait de l'année 1996 le cinquantenaire de l'invention de l'ordinateur.

Le deuxième facteur tient à ce que l'ENIAC serait le premier « calculateur électronique » , c'est-à-dire la première machine à avoir utilisé le déplacement canalisé des électrons, sous la forme des « tubes à vide » * hérités de la radioélectricité, et qui servirent de première étape sur le chemin menant aux transistors. Certes, l'Américain John Atanasoff avait déjà recouru, dès 1939, à cette technologie, en concevant avec Clifford Berry l'ABC Atanasoff Berry Computer , qui comptait 270 tubes à vide. L'ABC, conçue pour résoudre des équations différentielles, des équations linéaires et des tables de tir, n'était cependant pas programmable. L'ENIAC ne l'était pas davantage, mais fut la première machine à utiliser les tubes à vide sur une grande échelle plus de 17 000. L'engin des ingénieurs d'Aberdeen peut donc être considéré comme le premier calculateur électronique véritablement opérationnel, distinct d'un dispositif expérimental.

S'agit-il pour autant d'un ordinateur ? Si l'on prend comme critères le fait qu'il est électronique et qu'il calcule plus rapidement que tous les dispositifs connus jusque-là, la réponse est oui. Mais ces deux critères sont-ils suffisants pour caractériser la rupture technique que constituent les ordinateurs modernes, que l'on a d'ailleurs longtemps appelés « machines de type von Neumann » ?

L'analyse détaillée du principe de fonctionnement de l'ENIAC et de son organisation logique interne permet de constater que le changement proposé par John von Neumann en juin 1945 et qui ne fut pas mis en oeuvre sur la première version de l'ENIAC ne constitue pas une simple amélioration, mais un véritable changement de nature, à la fois dans la manière de faire des calculs et par l'ajout de la capacité à traiter de l'information, ce que l'ENIAC, simple machine à calculer, ne faisait pas.

Le fossé entre les deux conceptions marque un changement de paradigme. On pourrait même soutenir que l'ENIAC est le dernier représentant d'une lignée dépassée, celle des calculateurs, alors que la machine imaginée par von Neumann inaugure une nouvelle lignée, l'ordinateur, appelée au succès que l'on sait. Que l'ENIAC utilise une technologie électronique ne change rien à l'affaire. Ni qu'il ait fallu attendre juin 1948, notamment en raison de la diminution des crédits militaires dans l'immédiat après-guerre, pour réaliser le premier prototype de la nouvelle machine, le Mark 1, travail effectué par une équipe anglaise conduite par Max Newman à l'université de Manchester. Incidemment, le Mark 1 ne doit pas être confondu avec son quasi-homonyme, le Harvard Mark 1 , produit en 1943 par l'équipe du professeur Howard H. Aiken et qui n'était qu'un calculateur électromécanique, sans mémoire ni électronique.

La seule nuance qu'il faut apporter à ce raisonnement, qui exclut l'ENIAC de la lignée des ordinateurs, tient à ce que quelques mois après l'inauguration du Mark 1, en septembre 1948, von Neumann et Herman Goldstine, après avoir « bricolé » l'ENIAC, en rapprochèrent le principe de fonctionnement de celui de l'ordinateur, sans toutefois en changer véritablement la structure interne. Si donc il fallait à tout prix rechercher la date du cinquantenaire de l'invention de l'ordinateur, celle-ci serait plus proche de 1998 que de 1996...

Quelle différence y a-t-il à l'époque entre un calculateur ordinaire de type ENIAC et la nouvelle machine de von Neumann ? D'une part les deux machines n'ont pas, et de loin, la même structure logique interne. D'autre part, alors que les ingénieurs voulaient simplement construire une machine à calculer plus performante, Turing, von Neumann et d'autres, veulent réaliser une réplique du cerveau humain. Leur démarche heuristique est largement guidée par cette analogie.

L'ENIAC Electronic numerator integrator analyser and computer fut mis en chantier à la Moore School de l'université de Pennsylvanie, par J. Prosper Eckert et John W. Mauchly, dès juin 1943, dans le cadre d'un financement de l'armée américaine. Elle sera inaugurée le 15 février 1946. Sa grande originalité est bien l'usage massif de tubes à vide, 17 468 précisément - trait qui lui servira de vitrine auprès du grand public. Mais l'ENIAC fonctionne sur le principe ancien du boulier. Il peut paraître surprenant d'établir une telle comparaison ; il y a pourtant une incontestable continuité sur le plan du principe technique entre les machines à calculer depuis l'antique boulier, même s'il s'est croisé avec la mécanique à partir de la machine de Pascal, avant de s'appliquer, plus tard, à l'univers de l'électromécanique, puis à celui de l'électronique. La technologie utilisée change au cours du temps et se coule en quelque sorte dans les systèmes techniques qu'elle traverse. Dans l'ENIAC, l'unité de calcul, nommée « accumulateur » , est ainsi constituée de plusieurs rangées de dix tubes électroniques disposées en anneaux : un premier anneau de dix pour les unités, un deuxième anneau pour les dizaines, un troisième pour les centaines, et ainsi de suite. Si, par exemple, on introduit le chiffre 7, le septième tube du premier anneau s'allume. Si l'on ajoute le chiffre 6, la machine part du septième tube, allume le premier tube des dizaines et le troisième des unités, ce qui produit le chiffre 13. De même, conformément au principe du boulier, il faut introduire les demandes d'opérations une à une, puisque la machine n'a pas d'autres mémoires que celles nécessaires au stockage des résultats d'opérations en cours.

Ce décalage entre les technologies utilisées et le principe d'organisation de la machine sauta aux yeux de von Neumann lorsqu'il rendit visite à l'équipe de la Moore School, en septembre 1944, sur l'invitation d'un de ses membres, Herman Goldstine, qu'il avait rencontré par hasard sur un quai de gare. Eckert et Mauchly prévoyaient que le mathématicien porterait son attention à l'architecture interne de la machine plutôt qu'à de stricts problèmes de mise au point. C'est effectivement ce qu'il fit. Une collaboration s'établit alors pour plusieurs mois, dans le cadre d'un nouveau contrat avec l'armée. Elle aboutit à la rédaction en commun d'un texte décrivant une machine de structure radicalement différente : l'EDVAC Electronic discrete variable computer 1 comportant trois innovations majeures, qui caractérisent toujours l'ordinateur moderne : - elle est dotée d'une vaste mémoire, qui ne conserve pas seulement les données sur lesquelles vont s'effectuer les calculs mais aussi les instructions dont elle a besoin pour opérer. Jusque-là, les calculateurs n'avaient qu'une très faible mémoire et on devait leur fournir les données les unes après les autres ; - cette mémoire comporte un « programme enregistré ». Au lieu d'indiquer à la machine ce qu'elle doit faire au fur et à mesure, on stocke dans la mémoire de la machine un ensemble d'instructions le programme. Ces instructions sont de plus rangées « physiquement » dans la machine sous la même forme que les données; - une unité de commande interne a pour mission d'organiser l'ensemble du travail que la machine effectue, ainsi que les échanges de données avec l'extérieur. La gestion des opérations est ainsi transférée à la machine, sous la forme d'un programme spécifique.

Une autre originalité de la machine de von Neumann est qu'elle traite le calcul comme de l'information. Contrairement au point de vue commun selon lequel l'ordinateur « calcule de l'information » , un ordinateur effectue des opérations logiques : les opérations de calcul numérique y sont dès l'origine traduites et traitées sous la forme d'un petit nombre d'opérations logiques binaires. Dans ce sens, l'ordinateur se caractérise comme une machine à traiter logiquement de l'information dont la première application a été de « simuler le calcul » . Le grand intérêt de la nouvelle machine est d'ailleurs là : la simulation du calcul est plus rapide et plus performante que le calcul lui-même.

Von Neumann suit ici les développements opérés dès 1936 par le jeune mathématicien anglais Alan Turing. Celui-ci est à l'origine de l'idée de programmation moderne : dans sa thèse publiée en 1936, il décrit la « machine de Turing », dispositif mathématique simple permettant de résoudre tous les problèmes calculables. Turing, qui voulait lui aussi « construire un cerveau » , pensait que celui-ci fonctionnait par « changements d'états » et avait donc imaginé une programmation pas à pas des problèmes à résoudre. L'impulsion de Turing a été ici décisive. Comme l'a signalé un de ses biographes, Andrew Hodges, « pour notre mathématicien, quoi que fasse un cerveau, il le fait en fonction de sa structuration logique et non parce qu'il se trouve à l'intérieur d'un crâne humain... Sa structure logique devait être parfaitement reproductible dans un autre milieu 2. » Dans cette optique, von Neumann considère que le raisonnement humain est le résultat d'un traitement d'information au niveau neuronal et que celui qui comprendrait les modalités de ce traitement serait à même de construire un cerveau artificiel comparable en tout point au cerveau humain. Cette analogie s'inscrit dans le courant de pensée ouvert en 1942 par le mathématicien américain Norbert Wiener et connu sous le nom de « cybernétique3 », qui va d'ailleurs en faire l'un de ses chevaux de bataille.

Ainsi, à chaque point crucial de son texte sur les « plans de l'EDVAC », von Neumann se réfère directement au fonctionnement du cerveau humain qui lui sert à l'évidence de modèle. Cette analogie, ignorée des historiens des techniques, est pourtant capitale pour comprendre la genèse de l'ordinateur. Les « plans de l'EDVAC » témoignent du fait que le choix de l'architecture de la machine, des tubes à vide électroniques et d'un fonctionnement « pas à pas » est déterminé par la volonté de construire un « cerveau » le plus proche possible du cerveau humain. Le choix du langage binaire, par exemple, découle tout naturellement, pour le mathématicien de Princeton, de l'idée alors courante que les neurones humains fonctionnent selon le principe du tout ou rien. De même, l'architecture de la nouvelle machine se présente comme une reproduction de la cartographie logique du cerveau - du moins de la représentation que von Neumann s'en faisait, comprenant donc une unité de calcul, des unités d'entrée-sortie, une unité de contrôle logique et une vaste mémoire comme dans le cerveau humain. Von Neumann est enfin persuadé que les tubes à vide peuvent constituer un strict équivalent des neurones humains. Il semble d'ailleurs qu'il se soit rapproché de l'équipe de l'ENIAC parce que ceux-ci maîtrisaient la technologie des tubes à vide.

Von Neumann nous propose, à travers l'ordinateur, les plans du cerveau tel qu'il les voit à partir d'un vaste mélange de croyances, d'introspection et de connaissances diverses. Obsédé par l'idée de construire ce qu'il appelait, selon l'un de ses biographes, Steve Heims4, une « extension de lui-même », le mathématicien courait en effet les congrès de psychologie et de neurophysiologie, avide de connaissances sur ce continent en grande partie inconnu, le cerveau. Comme le rapporte sa femme Klara, « Johnny et ses collaborateurs essayèrent d'imiter certaines des opérations du cerveau humain. C'est cet aspect qui l'amena à étudier la neurologie, à chercher des collaborateurs dans le domaine de la neurologie et de la psychiatrie, à fréquenter de nombreuses réunions sur ces sujets, et enfin à donner des conférences sur les possibilités de reproduire un modèle très simplifié du cerveau vivant5 ». Son invention serait ainsi le produit d'un mouvement d'« extrospection », sorte d'introspection à l'envers, consistant en une projection dans l'architecture de la matière des savoirs et des croyances qu'il possédait sur le cerveau.

Le plus étonnant, peut-être, est que les connaissances concernant le cerveau sur lesquelles von Neumann s'appuyait étaient assez floues, et, pour tout dire, très intuitives. Cela n'empêcha pas la machine qu'il construisit sur cette base de fonctionner. Nous touchons probablement là un des mystères de l'esprit humain qui fait qu'à partir de données fausses, incomplètes ou largement partielles, il est malgré tout possible de mettre au point un dispositif opérationnel. Il reste à savoir si celui-ci peut véritablement être comparé à un cerveau humain.

L'invention de l'ordinateur sera en tout cas présentée au public au moyen de cette analogie, comme si cette dernière était découverte après coup, alors qu'elle est première dans l'esprit de von Neumann, de Turing ou de Wiener. Ainsi, dans le premier texte qui annonce au public français, le 28 décembre 1948, l'existence d'une machine à traiter universellement l'information, le physicien français par ailleurs père dominicain Dominique Dubarle soutient que l'analogie entre le cerveau et l'ordinateur « n'est même pas seulement organique, elle est aussi fonctionnelle et quasi mentale : les machines ont pour ainsi dire comme leurs réflexes, leurs troubles nerveux, leur logique, leur psychologie et même leur psychopathologie. Un claquage de circuit se traduit par un résultat erroné, des erreurs dans les circuits de contrôle peuvent désorganiser tout le fonctionnement d'un organisme partiel de calcul, des failles dans le programme peuvent retentir sous forme d'une véritable folie de la part de la machine, s'emportant alors dans un travail absurde jusqu'à ce qu'on y remédie. On devine quelles perspectives de pareils faits peuvent ouvrir à ceux qui étudient d'une part le fonctionnement du système nerveux, d'autre part les possibilités de réaliser des machines à exécuter les tâches de la pensée6 . » De nombreux textes du courant cybernétique, très productif dans les années 1950 et 1960, s'inspireront de cette comparaison, alors très à la mode, comme on le constate dans les actes du colloque international consacré par le CNRS en janvier 1951 au thème « Les machines à calculer et la pensée humaine7 ». Dans ce sens, on pourrait dire, forçant à peine le trait, que l'informatique découle de l'intelligence artificielle plutôt que l'inverse, même si, formellement, celle-ci ne naît qu'à la fin des années 1950.

La cybernétique et l'intelligence artificielle reprendront ainsi à leur compte le projet de construire une machine reproduisant le comportement humain qui, bien au-delà du XXe siècle, a nourri les espoirs des contemporains de l'ingénieur français Jacques de Vaucanson, promoteur au XVIIIe siècle d'un « homme artificiel » oudes magiciens mystiques qui, dès l'Antiquité, souhaitaient construire une créature « à l'image de l'homme ». Dans ce sens l'ordinateur moderne est autant le produit d'une ancienne tradition qu'une formidable innovation technique.
1 Texte publié par B. Randell ed., The origins of digital computers , Springer-Verlag, Berlin, 1982.

2 A. Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence, Payot, 1988, p. 248.

3 N. Wiener, Cybernétique et société , Deux-Rives, 1952 ; P. Breton, L' U topie de la communication , La Découverte, 1995.

4 S.J. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener , MIT Press, Cambridge, Mass., 1982.

5 K. von Neumann, préface à J. von Neumann, L' O rdinateur et le cerveau, La Découverte, 1992.

6 D. Dominique, « Vers la machine à gouverner », Le Monde , 28 décembre 1948.

7 Editions du CNRS, 1953.

 

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