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ATMOSPHÈRE LIGETI
Galerie de portraits :
György Ligeti (1923 -2006), compositeur hongrois.
György Ligeti est avec (après ?) Bela Bartok (1881-1945) le plus important compositeur hongrois des temps modernes. Un demi-siècle les sépare cependant et si Bartok est entré très tôt au Panthéon des classiques du 20ème siècle, il reste encore beaucoup à faire, en particulier auprès du public, pour que son cadet l'y rejoigne. Espérons que cette modeste chronique y contribuera car une chose est sûre : si la musique de Ligeti est d'un accès parfois difficile, elle ne devrait laisser personne indifférent.
Je me conforme à l'usage en présentant Ligeti comme Hongrois, bien qu'il soit né en Transylvanie, une historique pomme de discorde entre la Hongrie et la Roumanie. Membre effectif de la communauté hongroise de cette région, il a fini par mettre tout le monde d'accord en passant à l'Ouest et en prenant la nationalité autrichienne.
Ligeti tenait des propos ironiques - voire amers - sur ses racines, ce qui explique, en partie, qu'il se soit considéré, toute sa vie, comme un juif errant parmi les courants artistiques de l'époque. Laissons-lui la parole :
"Je suis né en Transylvanie et suis ressortissant roumain. Cependant, je ne parlais pas Roumain dans mon enfance et mes parents n'étaient pas transylvaniens. [...] Ma langue maternelle est le Hongrois mais je ne suis pas un véritable Hongrois car je suis juif. Mais n'étant pas membre d'une communauté juive, je suis un juif assimilé. Je ne suis cependant pas tout à fait assimilé non plus car je ne suis pas baptisé".
La trajectoire musicale de Ligeti est sinueuse, à l'image de l'histoire de sa vie. Déjà ses débuts furent difficiles : il dut se battre contre la volonté de son père qui le voyait physicien alors que c'était la musique qui l'attirait. Ayant obtenu gain de cause, en partie parce que les lois antisémites lui interdisaient (providentiellement ?) l'entrée à l'Université, il commença ses études musicales à Cluj, en Roumanie, et dut attendre la fin de la guerre pour les compléter à l'Académie Franz Liszt de Budapest.
On distingue clairement trois manières dans la production de Ligeti.
Première manière.
La période hongroise du compositeur "pré-Ligeti" comme il la nommait lui-même, sans que cela ait jamais impliqué le moindre reniement de sa part, fut naturellement influencée par la personnalité et les recherches de Bela Bartok. Comme lui, il s'est intéressé aux chants populaires de Transylvanie. Il a d'ailleurs séjourné un temps, en 1949, à l'Institut du Folklore de Bucarest, retranscrivant quantité de mélodies enregistrées sur des rouleaux de cire. Ligeti s'est, comme Bartok, composté un terreau de folklore imaginaire qu'il utilisera pour fertiliser ses créations ultérieures.
Ses premières œuvres sont directement issues de cette démarche :
- La courte Sonatina pour piano à 4 mains, datée de 1950, est un exemple parfait d'assimilation du patrimoine populaire. En voici le finale : .
- Le Concerto Roumain (1951) date également de cette époque et il ne peut davantage cacher sa couleur locale, en particulier dans le Molto Vivace final , qui fait penser aux rapsodies roumaines de George Enescu (1881-1955) (Notamment la première, opus 11, datée de 1901).
- Six bagatelles (1953) pour piano que je vous propose dans une transcription pour instruments à vents. Elles sont extraites d'un CD anthologique par ailleurs fort réjouissant, excellemment interprété par le Quintette Domus. Il vaut le détour, comme on dit chez Michelin.
Ligeti a souffert de l'isolement intellectuel et musical sévissant de l'autre côté du rideau de fer. Même les émissions radiophoniques en provenance de l'Ouest étaient systématiquement brouillées. Parfaitement conscient qu'il était artificiellement maintenu à l'écart de la modernité, il en conçut un sentiment de révolte l'encourageant à écrire (provisoirement pour les tiroirs !) une musique radicalement à l'opposé de ce qui était admis. Une musique "noire" comme il aimait l'appeler par opposition à la musique "rouge".
Le grand chef-d'œuvre de cette époque est le Premier Quatuor à cordes "Métamorphoses nocturnes" (1954) qui propose, sans interruption notable, 17 épisodes contrastés, sorte de cycle de variations sans thème. Cette œuvre phare du 20ème siècle est unique en son genre, ni tonale ni atonale, allant plutôt dans le sens d'un chromatisme intégral. Elle a été enregistrée à de multiples reprises mais vous privilégierez, à ce jour, les enregistrements des quatuors Hagen et Artemis. Si vous souhaitez vous livrer au jeu des comparaisons - mouvement après mouvement - prenez garde au fait que les Hagen joue la version originale de l'œuvre au découpage différent. Plus nerveuse, cette version a ma préférence. Voici un extrait plus long : .
Deuxième manière.
1956 signe l'invasion de la Hongrie par les troupes russes : autant dire que Ligeti se sentit de plus en plus à l'étroit. Il passa la frontière en cachette et se débrouilla pour être admis aux studios de Cologne où "travaillaient" Stockhausen, Boulez, Berio et Kagel. On peut être surpris d'apprendre que des musiciens puissent travailler mais je n'ai pas trouvé d'autres mots pour qualifier leurs recherches électro-acoustiques consistant à pister la "musique" sur bandes magnétiques.
Encouragé par ses nouveaux mentors, Ligeti expérimenta lui aussi, avec un succès plutôt mitigé. Depuis qu'un demi-siècle a passé, il ne reste plus grand-chose de ses créations, à l'image des sculptures métalliques rouillées qu'on rencontre parfois au détour d'une promenade urbaine. De fait, Artikulation et "Glissandi" ont vieilli avant l'âge.
Le succès ne fut pas davantage au rendez-vous avec Aventures et "Nouvelles Aventures" qui ont tenté de théâtraliser la voix humaine en lui imposant tout ce qu'elle n'est pas sensée faire : soupirer, grogner, crier, rire, … .
Poème symphonique pour 100 métronomes est une pièce au caractère ludique, d'une durée ad libitum et mettant en scène 100 métronomes préréglés sur des fréquences et des minutages différents. On devine l'effet produit par autant de cliquetis qui se déphasent et se rephasent puis finissent par s'éteindre, un à un. On a dit de cette pièce qu'elle était un pied de nez à l’intelligentsia avant-gardiste (dont il faisait partie), inspirée notamment par les jeux de l’américain John Cage (1912-1992). Si elle créa un véritable scandale lors de sa première représentation, elle a récemment été récupérée avec un certain bonheur par la troupe chorégraphique de Anne Térésa De Keersmaeker.
Rassurez-vous, toute l'œuvre de Ligeti n'est pas iconoclaste. Apparitions (1959) et Atmosphères (1961), bien que dépourvues de structures motiviques ou rythmiques perceptibles, jouent intelligemment avec les notions de timbre et de volume sonores.
Le lac d'Annecy (Paul Cézanne)
Atmosphères est, aux dires du compositeur, une œuvre manifeste qui ne désire se réfugier ni dans la mélodie ni dans l'harmonie. Largement statique, elle cherche un équivalent musical aux leçons de peinture de Paul Cézanne (1839-1906) où la couleur remplace les contours et où les contrastes de poids et de volumes engendrent les formes. Le compositeur recommande de se laisser porter par le courant musical global sans chercher à tenter une lecture analytique locale. Jugez vous-mêmes si vous voyez le rapport convoité entre la musique et la peinture qui l'a inspirée.
Lontano (1967), sans doute l'une des œuvres les plus célèbres de cette période, tire son pouvoir de séduction de lents canons qui se développent à l'unisson. L'atmosphère créée préfigure le courant minimaliste d'Ingram Marshall (1942- ).
Lux Aeterna (1966) est une autre œuvre emblématique de Ligeti. Elle doit une part de son succès au fait d'avoir été utilisée par le cinéaste Stanley Kubrick dans son film culte "2001, L'Odyssée de l'Espace". Incidemment, dans le même film, on entend également des extraits du Requiem et d'Atmosphères. Kubrick était apparemment un "fan" de Ligeti : il a aussi utilisé Musica Ricercata dans "Eyes Wide Shut" et Lontano dans "The Shining". Le cinéaste a ainsi contribué à vulgariser une musique largement ignorée du grand public. Cette démarche n'est jamais innocente : on se rappellera combien de cinéphiles on découvert, naguère, la musique de Gustav Mahler (1860-1911) en visionnant "Mort à Venise" de Visconti.
Le Deuxième Quatuor (1968) date de la même période et le contraste avec le premier est d'autant plus saisissant qu'ils sont généralement couplés au disque. Cinq mouvements où les indications gestuelles remplacent les consignes musicales : "Come un meccanismo di precisione" ponctue le troisième mouvement qui pratique la répétition d’un même son dans plusieurs voix, à des vitesses presque identiques créant des déphasages évoluant lentement dans le temps. On fera bien de n'aborder cette musique sans concessions qu'après assimilation parfaite du Premier Quatuor, nettement plus abordable.
Ramifications (1969), pour double orchestre à cordes, accorde un quart de ton plus bas six des 12 cordes requises, ce qui provoque des battements sonores irréguliers.
On monte, de temps à autre, l'unique opéra de Ligeti, "Le grand Macabre (1977)", d'après l'œuvre de Michel de Ghelderode. Comme souvent avec l'opéra contemporain, le spectacle vaut ce qu'en vaut la mise en scène : isolée de son contexte, la musique est inécoutable. On peut écouter "Orfeo", "Les Noces de Figaro", le "Ring" ou "Fidelio" sur une installation domestique car la musique et le chant se suffisent à eux-mêmes mais cela est radicalement impossible avec certains opéras modernes et "Le grand Macabre" n'échappe pas à cette règle. Vous apprécierez peut-être la scénographie pour le moins inventive de la célèbre compagnie catalane,La Fura dels Baus.
Troisième manière.
Insensiblement Ligeti a, comme beaucoup de compositeurs de sa génération - Rochberg, Schnittke, Penderecki, Rautavaara, Pärt, etc - adouci les contours de son oeuvre afin de renouer avec un plus large public.
Aucune date charnière ne peut être véritablement proposée : la dernière manière de Ligeti s'installe définitivement au début des années 1980 mais le Concerto pour Violoncelle de 1966 fait déjà état de changements notables. Notez que si Ligeti revient à une écriture plus traditionnelle, elle reste éminemment personnelle. C'est l'époque des grands concertos (4 cors, piano, violon et violoncelle) ou des Trois Livres d'études pour le piano (L'escalier du Diable, 13ème étude du livre 2, que Greg Anderson joue avec un punch dévastateur).
Les concertos pour violoncelle (1966), pour piano (1985-88) et pour violon (1992) ont précisément été enregistrés chez DGG par l'Ensemble Intercontemporain sous la direction de Pierre Boulez et les solistes, dans l'ordre, Jean-Guilhen Queyras, Pierre-Laurent Aimard et Saschko Gawriloff. Ce CD est incontournable pour tout amateur de musique moderne. Le Concerto pour violon est un pur chef-d'œuvre (2ème mouvement, Aria, Hoquetus & Choral ) .
Le label Sony a entrepris d'enregistrer l'œuvre (complète ?) de Ligeti. Sept volumes ont, à ma connaissance, paru à ce jour et il me semble que le rythme des parutions s'essouffle. Moins ambitieux mais au bilan plus convaincant, le label Teldec s'est contenté de 5 CD dans son Ligeti Project. Le Volume 2 est particulièrement recommandable qui regroupe Lontano, Atmosphères, Apparitions, San Francisco Polyphony et le Concerto Roumain.
Ligeti fut, toute sa vie, un chercheur inlassable. Il revendiquait d'ailleurs le droit à l'expérimentation de formules nouvelles d'où on lui concèdera celui à l'erreur occasionnelle. Après tout, une expérience n'est jamais assurée de réussir et on apprend tout autant de celles qui ratent que de celles qui réussissent. Une évolution est cependant clairement perceptible dans son œuvre avec un retour évident à une tonalité de plus en plus affirmée vers la fin de sa vie. Seules, les recherches rythmiques sont en permanence restées au cœur de sa démarche créatrice.
Ligeti demeure, pour la postérité, l'un des rares musiciens de la deuxième moitié du 20ème siècle ayant réussi à imposer une forme de modernité située à égales distances de l'avant-garde postsérielle, des tendances néo-classique ou romantique et du mouvement minimaliste. C'est sans doute cette indépendance, en partie explicable par sa marginalité de départ, qui rend sa musique unique en son genre.
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