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PRÉFÉRENCE MANUELLE ET LANGAGE ... |
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Paris, 30 juin 2014
Préférence manuelle et langage : existe-t-il vraiment un hémisphère dominant ?
Les chercheurs du Groupe d'imagerie neurofonctionnelle (CNRS/CEA/Université de Bordeaux) ont démontré, avec une approche novatrice basée sur l'exploitation d'une grande base de données psychométriques et d'imagerie cérébrale, que la localisation des aires du langage dans le cerveau est indépendante du fait d'être droitier ou gaucher, sauf pour une très faible fraction de gauchers dont l'hémisphère droit est dominant à la fois pour les activités manuelles et pour le langage. Leur étude est publiée dans Plos One le 30 juin 2014.
L'espèce humaine est la seule chez laquelle on observe une asymétrie du comportement moteur fortement majoritaire : 90% de la population utilise préférentiellement la main droite et 10% la main gauche. Ce comportement moteur est dit « croisé » : si on utilise la main droite, c'est l'hémisphère cérébral gauche, alors considéré comme dominant, qui est activé. Le langage, avec le comportement moteur, est une des fonctions les plus latéralisées du corps humain : en fonction des personnes, les réseaux d'aires cérébrales contrôlant la parole sont situés préférentiellement dans l'hémisphère gauche ou dans l'hémisphère droit du cerveau. De nombreuses études ont montré que l'hémisphère gauche, comme pour le comportement moteur, est dominant pour le langage dans 90% des cas.
Les 10% de gauchers de la population correspondent-ils au 10% des individus dont le langage est situé dans l'hémisphère droit du cerveau ? La localisation des aires du langage dans le cerveau est-elle alors corrélée au fait d'être droitier ou gaucher ? Pour répondre à cette question, les chercheurs du Groupe d'imagerie neurofonctionnelle ont tout d'abord recruté un large échantillon de participants (297) très fortement enrichi en gauchers (153). Alors que la plupart des autres études ne concernent que des droitiers (majoritaires dans la population) les chercheurs ont analysé, pour la première fois, la latéralisation du langage chez un grand nombre de droitiers et de gauchers. Les sujets de cet échantillon ont ensuite subi une IRM fonctionnelle alors qu'ils effectuaient des tests de langage. Trois types de latéralisation pour le langage ont ainsi été révélés à partir des images obtenues (voir figure 1) : « typique » avec un hémisphère gauche dominant (présent chez 88% des droitiers et 78% des gauchers), « ambilatéral » sans hémisphère clairement dominant (présent chez 12% des droitiers et 15% des gauchers), « très atypique » avec un hémisphère droit dominant (présent uniquement chez 7% des gauchers). L'analyse statistique de cette distribution montre que la concordance entre l'hémisphère dominant pour les activités manuelles et celui pour le langage se fait au hasard, sauf pour une petite fraction de la population (moins de 1%) pour laquelle l'hémisphère droit est dominant à la fois pour le langage et pour la main.
Ces résultats montrent donc qu'il n'est pas possible de déterminer l'hémisphère dominant pour le langage en connaissant seulement la préférence manuelle d'un individu. Les chercheurs vont maintenant tenter de comprendre pourquoi seul un petit groupe de gauchers possède un hémisphère droit dominant pour le langage, en déterminant en particulier s'il existe des variants géniques qui expliqueraient ce phénomène. Ces résultats démontrent également qu'un échantillon enrichi en gauchers, composé à partir d'une grande base de données, permet, à la différence d'un échantillon essentiellement constitué de droitiers, de mettre en évidence des facteurs de variabilité des bases structurales et fonctionnelles du cerveau humain : la détermination de ces sources de variabilité dans la latéralisation du langage ouvre la voie vers une meilleure compréhension des pathologies du langage.
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CONTAMINATION AU MERCURE |
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Paris, 2 AVRIL 2014
Les oiseaux de l'Antarctique menacés par la contamination au mercure
La contamination au mercure des terres australes a des effets sur les populations d'oiseaux. C'est ce que révèlent les travaux de chercheurs du Centre d'études biologiques de Chizé et du laboratoire « Littoral, environnement et sociétés » (CNRS / Université de La Rochelle). En suivant des skuas en Terre Adélie et aux îles Kerguelen pendant 10 ans, les chercheurs montrent que, lorsque ces oiseaux marins présentent des taux de mercure élevés dans leur sang, leur succès reproducteur diminue. C'est la première fois que des mesures toxicologiques sont couplées à une enquête démographique menée sur une période aussi longue dans les terres australes. Ces résultats, publiés dans la revue Ecology en avril 2014, montrent que les polluants qui s'accumulent au niveau des pôles peuvent bel et bien mener à un déclin des populations d'oiseaux.
Une partie du mercure issu des activités industrielles et domestiques (combustion d'hydrocarbures et de charbon), est balayée par les vents vers l'Arctique et l'Antarctique. Ce mercure d'origine anthropique s'ajoute à celui d'origine naturelle et rentre dans la chaîne alimentaire. Or ce métal lourd est un puissant perturbateur endocrinien, capable d'inhiber la production d'hormones nécessaires à la reproduction. En zone polaire, on savait que de nombreux oiseaux marins tels que les skuas accumulent cet élément toxique à des concentrations élevées dans leurs tissus. Cependant, les effets à long terme sur leurs effectifs n'étaient pas connus.
Pour la première fois, les chercheurs ont réalisé un suivi démographique sur une période de dix ans sur deux espèces d'oiseaux marins : les skuas vivant sur les îles Kerguelen (zone subantarctique) et ceux peuplant la Terre Adélie (en Antarctique). Les skuas sont des oiseaux migrateurs qui se nourrissent essentiellement d'œufs et de poussins de manchots, ainsi que de poissons. Prédateurs redoutables qui vivent 25 ou 30 ans, les skuas accumulent du mercure dans leurs tissus.
Les chercheurs ont tout d'abord capturé une centaine de skuas antarctiques et subantarctiques. Après une prise de sang pour mesurer leur taux de mercure, ils les ont bagués et relâchés. Pendant dix ans, les chercheurs sont revenus sur leur site de ponte pour observer leur succès reproducteur. Les skuas peuvent élever un ou deux poussins par an.
Première constatation, les skuas subantarctiques présentent des concentrations de mercure trois fois plus élevées que celles de l'espèce antarctique. Les chercheurs ont montré chez les deux espèces que, plus le taux de mercure est élevé, moins les oiseaux ont des chances de se reproduire avec succès et en particulier d'élever leur(s) poussins. De façon inattendue, c'est chez l'espèce la moins contaminée, le skua antarctique, que les effets de ce métal lourd sont les plus prononcés. Il est possible qu'en Terre Adélie, les conditions environnementales plus sévères, couplées à la présence croissantes d'autres polluants (pesticides, PCB), amplifient l'impact de la contamination par le mercure.
Ces résultats prouvent que les polluants qui s'accumulent dans les zones polaires constituent une véritable menace pour la biodiversité. Les modélisations des chercheurs montrent que si la contamination au mercure continue d'augmenter, les populations de skuas pourraient à long terme décliner. Les chercheurs appellent à mener d'autres enquêtes toxicologiques et démographiques pour d'autres espèces australes. Ils conduisent d'ailleurs des études similaires pour mesurer les effets sur les populations d'oiseaux de polluants « classiques », tels que les pesticides et d'autres métaux lourds, ainsi que de molécules nouvelles comme les composés perfluorés qui s'accumulent également en Antarctique.
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L'IDENTITÉ GÉNÉTIQUE |
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Texte de la 4ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 4 janvier 2000 par Antoine Danchin
L'identité génétique
Il y a 3000 ans en Grèce, les gens interrogeaient loracle de Delphes, la Pythie, sur leur avenir. Elle leur répondait par des questions énigmatiques. Lune delles était la suivante : Jai une barque faite de planches et les planches susent une à une. Au bout dun certain temps, toutes les planches ont été changées. Est-ce la même barque ? Clairement, le propriétaire répond oui, avec raison : quelque chose, ce qui fait que la barque flotte, sest conservé, bien que la matière de la barque ne soit pas conservée. Puisque toutes les planches ont été changées et que la nature même du bois peut avoir été différente, il y a dans la barque plus que sa simple matière.
Pourquoi choisir cette image, cette question pour parler de la vie ? Il est essentiel de concevoir le vivant et la biologie comme une science des relations entre objets plus quune science des objets. Il sagit de découvrir la forme de ces relations : connaître simplement les objets, disséquer lanimal, ne suffit pas si lon na pas compris les relations entre les objets.
Un ensemble de relations entre objets, cest une propriété abstraite, comme le plan de la barque est abstrait par rapport aux planches qui la composent. Pour comprendre la biologie, il faudra donc un effort dabstraction et considérer d'abord un certain nombre de processus et de lois.
Les processus qui font que les organismes vivent sont au nombre de quatre. Le premier est le métabolisme. Il ny a pas dorganismes vivants dans lesquels il ny ait transformation dobjets en dautres objets, essentiellement des petites molécules ou de plus grosses molécules, transformées les unes dans les autres. Bien quil existe un état quon puisse appeler la dormance, entre la vie et la mort - cest létat de la graine ou létat de la spore du champignon ou de la bactérie - on ne pourra définir lorganisme comme vivant quau moment où son métabolisme se sera réveillé, où l'on aura vu ces changements dobjets les uns dans les autres. Cest la nature même du métabolisme de créer des relations et de les manipuler.
La deuxième caractéristique des organismes vivants est la compartimentation. Lélément de base de la vie, la cellule, est faite dun intérieur et dun extérieur. La vie a deux stratégies dorganisation de la compartimentation : ou bien on a des cellules uniques avec une enveloppe plus ou moins compliquée, qui doivent vivre dans un environnement extrêmement varié auquel elles doivent rapidement sadapter ce qui correspond à la plupart des microbes que nous connaissons. La deuxième stratégie, cest au contraire de multiplier les membranes et les peaux, jusquà nos vêtements, pour isoler autant que possible le milieu intérieur du milieu extérieur.
A ces deux stratégies de compartimentation sont associées des stratégies de mise en mémoire de quelque chose qui va se transmettre de génération en génération et qui va exprimer la règle de construction des organismes vivants: le génome. Le support physique du génome est formé dune famille de molécules constituées de motifs chimiques de base simples : seulement quatre types différents, enchaînés à la suite comme les lettres de lalphabet sont enchaînées pour construire les phrases d'un livre.
On peut décrire une partie majeure de ce qui fait la vie des organismes par un processus de mémoire qui est la transmission dun premier texte, celui du génome d'une part, et d'autre part la traduction de ce texte en un autre, destiné à mettre en Suvre concrètement le contenu du premier. Le fait davoir le texte du génome, puis ensuite un second texte, ouvre des possibilités extraordinaires à la vie. Ce premier texte est fait dune classe de molécules, les acides nucléiques d'où le nom de l'acronyme ADN, pour "Acide DésoxyriboNucléique", formé de quatre motifs de base enchaînés les uns à la suite des autres. Mais ce texte est un texte de recettes, qui ne suffit pas, seul, à faire fonctionner un organisme vivant. Il faut mettre en Suvre la recette. Un deuxième type dobjets dans les organismes vivants, les protéines, correspond aussi à l'enchaînement déléments de base, mais, cette fois-ci, ces éléments sont au nombre de vingt : les acides aminés. Il existe une correspondance entre cette mémoire, les acides nucléiques, et ces objets, les protéines, qui servent à la construction architecturale des cellules, à la manipulation de toutes les règles de contrôle ou aux règles du métabolisme.
Ces quatre processus (métabolisme, compartimentation, mémoire et manipulation) doivent obligatoirement fonctionner ensemble pour construire un organisme vivant. Si l'on choisit ces éléments comme nécessaires à la définition de la vie, les virus, par exemple, ne sont pas des organismes vivants : ils ont la propriété de mémoire, de compartimentation, quils acquièrent de la cellule-hôte, mais ils sont incapables de métabolisme et de manipulation. Les virus sont donc des parasites de mémoire purs. La même image de parasites purs de la mémoire est apparue en science des calculateurs électroniques où l'on a des morceaux de programmes qui se promènent dans les ordinateurs et peuvent avoir comme propriété de se répandre en se multipliant eux-mêmes, si possible à lidentique, et en se propageant. Une nouvelle idée apparaît ici, liée à cette idée de mémoire, celle de programme.
A ces quatre processus sajoutent deux lois. Une première loi permet de conserver la mémoire. Cette mémoire est sous forme de son support matériel, double ; elle est faite de deux éléments complémentaires, comme le sont le positif et le négatif photographique, l'un contre lautre, qui permettent, lorsquon les sépare, de reconstituer entièrement l'un à partir de lautre. Wilkins, Watson et Crick ont découvert en 1953 la structure de lacide désoxyribonucléique, une double hélice formé de deux brins complémentaires, ce qui a permis de comprendre comment on pouvait conserver à lidentique un enchaînement de motifs chimiques au cours des générations. On a ici une règle de complémentarité, la première loi de la génétique, qui permet de spécifier entièrement un morceau de texte par lautre texte et cela de façon symétrique.
Cette première loi explique la transmission de l'hérédité au cours des générations, mais la deuxième, beaucoup plus importante et plus abstraite, explique les propriétés innovantes des organismes vivants. Il faut en effet passer de la mémoire à la manipulation, des acides nucléiques aux protéines. Il y a là un processus de traduction. Un premier texte, écrit dans un alphabet à quatre lettres, avec une langue dun certain type fondée sur une chimie spéciale, passe à des morceaux de texte écrits dans un alphabet à vingt lettres, fondée sur une chimie totalement différente. La règle de passage de lun à lautre sappelle le code génétique. Il faut ici une mise en garde. Les journaux affirment souvent : On va déchiffrer le code génétique de tel ou tel organisme. Mais il s'agit là d'une erreur. Le code génétique, cest la même chose que le code quutilisent les enfants pour leurs messages secrets, une règle pour transposer un texte en un autre texte. Il ne s'agit pas du programme de construction des organismes, du programme génétique. Ce code génétique est universel, identique des bactéries à lhomme, ce qui fait qu'on peut prendre des morceaux de mémoire, de programme venant de lhomme, par exemple, et le mettre dans une bactérie et faire produire des protéines humaines par des bactéries. Ce code, cette règle de correspondance entre un niveau et un autre, cest ce que les services secrets appellent le chiffre ou cipher en anglais.
La transposition dun niveau à lautre par un code est originale : lorsquon peut transposer un texte dune langue dans une autre, et lautre étant à la tête dobjets manipulateurs, ces objets peuvent évidemment manipuler le texte de départ. Cela crée une boucle particulière qui permet, par le texte lui-même, de spécifier ce quil reproduira. Le texte peut faire appel à soi-même pour pouvoir engendrer sa descendance. Il peut aussi, comme le font les programmes dordinateur, spécifier tel ou tel type de manipulation dans des environnements variés. Ce fait davoir deux niveaux qui se correspondent à travers un code a une conséquence originale : un système de ce genre peut être parfaitement déterminé, déterministe, et cependant parfaitement imprévisible. Cest surprenant parce que nous avons encore limage des horloges du XVIIIe siècle où lon peut, connaissant létat initial du système, savoir où sera laiguille dans un certain temps, si on connaît la mécanique. Or, les organismes vivants sont ces systèmes matériels qui, en face dun avenir imprévisible, sont construits pour construire de limprévu. Cest fondamental, et cela se manifeste sans avoir besoin de renoncer au déterminisme : on na pas besoin dimaginer pour que se produise de l'imprévu, que le système ait une grande sensibilité à des conditions initiales ou des chose de ce genre. En fait, lidée même davoir une mémoire, l'aptitude à la manipulation et un code entre les deux permet ce genre de propriétés remarquables.
Une première fonction biologique est celle quon appelle la réplication, elle applique la loi de complémentarité : à chacune des quatre lettres du premier texte correspondent quatre lettres du deuxième texte. Cest une règle qui recopie un texte, sans se soucier du contenu sémantique, du sens de ce qui est recopié : on peut fabriquer nimporte quel morceau dADN, ajouter de lADN artificiel, il sera recopié tel quel.
La deuxième fonction, qui correspond au code génétique, se déroule en deux étapes : un premier recopiage dun texte écrit avec un alphabet à quatre lettres dans un autre alphabet à quatre lettres légèrement différent, puis passage à lalphabet à vingt lettres des protéines. Là se fait le changement qui permet, à partir du texte du programme, de fabriquer des objets manipulateurs qui vont manipuler le programme lui-même.
Dans ce type de situation, avec cet ensemble de règles, donc quatre processus et deux lois, dont la loi du code génétique, comment les organismes vivants vont-ils vivre, exister, évoluer ? Il existe en biologie un concept central lié à lidée de relation entre objets, cest le concept de fonction, que vous trouvez peu ou pas en chimie ou en physique. Lorsquon parle dun objet biologique, on sinterroge immédiatement sur sa fonction. Cet objet existe, va réaliser une action, dirigée dans une certaine orientation avec lapparence dun but, dune finalité. Tous les organismes vivants et les objets du vivant sont placés dans un contexte dans lequel, au sein de procédés particuliers de leur expression, de leurs actions, il y a une orientation vers une apparence de but.
On pourrait penser quil y a une vision extérieure à la vie qui lui impose une orientation et un but particulier; et que les organismes vivants sont des systèmes matériels dirigés par lextérieur vers une certaine finalité. Cela a été dit par un grand nombre de pensées religieuses, par exemple, avec une logique interne tout à fait compréhensible. Mais ce nest pas nécessaire ; en réalité, la façon dont les organismes vivants procèdent pour se créer des buts et capturer les objets qui vont permettre davoir les fonctions satisfaisant à ces buts est particulière. Elle a été résumée par François Jacob sous le nom de bricolage . Cest une aptitude à lopportunisme, à faire feu de tout bois, qui fait que les organismes vivants évoluent systématiquement en découvrant, à partir de ce dont ils disposent (puisquils ne peuvent pas créer quelque chose dont ils ne disposent pas), des fonctions nouvelles. Ce qui est particulier dans la vie, cest dêtre capable, à partir de nimporte quoi, de créer des fonctions nouvelles.
Une métaphore permet dillustrer les découvertes récentes et fascinantes sur les fonctions des organismes vivants. Cest lété. Je suis assis à mon bureau. Mon bureau est couvert de papiers. La fenêtre est ouverte derrière moi et je lis un livre. Tout dun coup, le vent se lève. Si les papiers senvolent et se mélangent, ce serait une catastrophe pour moi. Donc, je prends le livre et je le pose sur les papiers. Ce livre vient de découvrir une nouvelle fonction, différente de celle quil avait quand jétais en train de le lire : il est, parce quil est un parallélépipède lourd, un presse-papier. De la même manière, les structures des objets biologiques sont capturées au cours du temps, de façon systématique. Ce qui veut dire dailleurs que, si je découvre le livre et que je dis : Ceci est un livre , je peux me tromper parce que, dans ce contexte particulier, ce nest pas un livre mais un presse-papier. On parle en ce moment des programmes de séquençage de génomes, par exemple, où l'on vous dit quon va avoir des morceaux de texte génomique, dont on va identifier la fonction : Ceci correspond à telle séquence , et l'on dira la fonction. Il s'agit là d'une erreur, liée à lillusion que connaître une collection d'objets suffit à comprendre la biologie.
En fait, les organismes vivants évoluent de la façon suivante. Ce sont des systèmes matériels qui, parce que nous sommes à la température de surface de la Terre, sont soumis aux contraintes thermiques : à cause de ces contraintes, aucun procédé physico-chimique ne peut donner une reproduction strictement identique de ce quil était. Il y a donc des variations au cours de la réplication. Lorsque les organismes vivants produisent de nouveaux organismes vivants qui leur ressemblent, ces nouveaux organismes ne sont pas strictement identiques à lorganisme de départ. Ils sont par ailleurs soumis à des environnements qui, eux, vont choisir, parmi ces variants, certains dentre eux. Cest la sélection, mais cette sélection est un tri passif et non un mécanisme actif. Ce nest pas la sélection du plus apte, comme le disait Spencer, parce quil ny a pas de plus apte. Personne ne sait qui pourrait être le plus apte. Cest dans telle circonstance, à tel moment particulier, que tel organisme a pu survivre, et cest cette survie qui lui a permis dêtre sélectionné. Cest un tri passif, une simple élimination du totalement inapte.
La capacité damplification est le deuxième point fondamental chez les organismes vivants. Si vous faites une expérience de chimie ou même de physique nucléaire et que vous faites des dégâts quelque part, les dégâts sarrêtent et diffusent au cours du temps en diminuant sans cesse. Si vous faites la même chose avec des organismes vivants, ces organismes sont susceptibles de samplifier, de se multiplier, et le cas échéant daugmenter fortement les problèmes quils ont posés. C'est ce qui explique l'inquiétude spontanée du public vis à vis des organismes génétiquement modifiés. Mais il y aurait là matière à développement : le naturel est toujours beaucoup plus dangereux que lartificiel, car il est pré-adapté. Les événements liés au sang contaminé le montrent : le sang est pré-adapté à lhomme et, par conséquent, potentiellement extrêmement dangereux.
Revenons à la genèse des fonctions. Létude de la transparence du cristallin de lSil permet de comprendre comment se créent des fonctions. Le cristallin permet cela vient difficile à partir de 50 ans daccommoder et davoir une image sur la rétine de notre environnement. Cela suppose un ensemble cellulaire, le cristallin, fait de couches cellules, empilées un peu comme des pelures d'oignon, qui s'accumulent au cours de la vie. Cest la raison pour laquelle le cristallin devient de plus en plus gros et de plus en plus difficile à contracter quand on vieillit. Ces cellules ont la particularité dêtre transparentes. Lorsquon a commencé à étudier les protéines, donc ces objets manipulateurs évoqués un peu plus tôt, à lintérieur du cristallin, on sest aperçu que certaines dentre elles sont très concentrées et donc relativement faciles à purifier, à identifier. On les a appelées cristallines et on a étudié leurs propriétés physico-chimiques. On sest aperçu quelles ont la transition vitreuse : elles sont suffisamment désordonnées pour ne pas privilégier une direction particulière de la lumière. Elles se comportent exactement comme le verre.
Puis sont venus des programmes de séquençage. On a commencé par séquencer des gènes individuellement avant de séquencer les collections de gènes que représente le génome. On a commencé à regarder une de ces cristallines et on sest aperçu quon la connaissait déjà, quelle ressemblait, à sy méprendre, à quelque chose qui navait rien à voir, une enzyme, par exemple, une lactate déshydrogénase, qui a une activité métabolique particulière. On l'a mise en présence du substrat du métabolisme en question et on sest aperçu que cest une enzyme, mais qui marche dans lSil non pas avec cette fonction denzyme, mais avec la fonction : Je suis transparente quand je suis concentrée. On a aussi découvert autour de ces cristallines dautres protéines, les chaperons moléculaires . Ce sont des protéines qui jouent le rôle déchafaudage, qui permettent de remettre en forme des objets qui se sont défaits, qui ont perdu leur forme. Ils ont été appelés chaperons parce quils accompagnaient comme les chaperons les protéines quon purifiait, on les trouvait toujours associés à ces protéines. Ces chaperons moléculaires ont cette particularité de permettre la remise en forme des protéines dénaturées, ce qui a un intérêt considérable pour lSil. Au cours de lâge, nous risquons tous dêtre atteints de cataracte. LSil perd sa transparence car les cristallines, au cours du temps, se dénaturent et les chaperons moléculaires ne fonctionnent pas toujours assez bien pour les renaturer. Mais si on y réfléchit, pendant la durée dune vie humaine, un objet soumis au rayonnement que nous avons dans les yeux reçoit des quantités énormes de rayons ultraviolets qui dénaturent en permanence les protéines du cristallin : sans ces chaperons, la cataracte apparaîtrait beaucoup plus tôt. On sest aperçu quil y avait beaucoup dautres éléments que ces protéines et ces chaperons moléculaires. Or, dans un tout autre domaine, des chercheurs ont découvert que, lorsque des cellules sont soumises à un choc thermique, ce qui est fréquent, la plupart des protéines réagissent mal. Un ensemble particulier de protéines sert de remède à cette situation difficile. Au cours de lévolution, les cristallins se sont inventés une première fonction, en capturant la fonction dun ensemble de protéines, les protéines de résistance aux chocs (au choc thermique ou au choc acide, dans un très grand nombre de cas). Cet ensemble contient un certain nombre de protéines, qui sont justement les protéines quon trouve dans le cristallin, et évidemment ces chaperons moléculaires. Dans une cellule de peau, par exemple, vous avez ces protéines. Si vous vous brûlez, elles vont être mises en jeu, parce quon a un système de contrôle qui va décider immédiatement : il faut faire la synthèse de ces protéines, puis larrêter. Dans le cristallin, la perte du système de contrôle la rendu ce quon appelle constitutif, cest-à-dire quil marche en permanence. Cest donc la perte du système de contrôle qui a en permanence rempli la cellule dun certain jeu de protéines. En général, cela na pas dintérêt. Il se trouve que, pour un cristallin, cest-à-dire un organe situé au dessus d'un ensemble de cellules sensibles comme la rétine, cela a un intérêt. On voit comment au cours de lévolution, on a sélectionné, capturé cest exactement lhistoire du livre presse-papier ce type de fonction. Mais la transparence peut avoir dautres fonctions. Un petit poisson dans leau est mangé, en général par un prédateur. Si, par chance, un certain nombre daccidents génétiques ont fait que certaines de ses cellules, dans un ensemble collectif suffisant, ont exprimé en permanence cet ensemble de protéines, tout dun coup il devient transparent, sauf son squelette. On a là le même type de capture d'une fonction préexistante, mais pour une fonction tout à fait différente, le déguisement.
Un dernier exemple permet de reconsidérer limage mécaniste que nous avons de la vie en général et de lhomme en particulier.
Beaucoup de gens sinquiètent avec raison de lusage quon peut faire du programme de séquençage du génome humain. En particulier, il est évident quidentifier les caractéristiques génétiques permet de dresser une carte dun certain nombre de propriétés générales des individus et permet den faire une classification. On peut domestiquer lhomme comme on domestique les animaux. On peut sinquiéter, mais heureusement, d'une certaine manière, cest une absurdité. Lidée de connaître un génome et de prédire le destin des individus supposerait quil y ait une correspondance mécanique entre la nature du génome et la nature de lindividu. Or, le mécanisme qui fait que les fonctions capturent des structures est imprévisible, par construction. La situation particulière durgence dans laquelle va être placé un individu, qui fera que la descendance de cet individu aura survécu parce quelle aura trouvé telle solution, est imprévisible. La sélection des nouvelles fonctions, cest-à-dire à la fois leur création et leur sélection, est complètement impossible à prévoir.
Lidée même deugénisme na pas de sens. On peut avoir lidée de faire des gens extrêmement agressifs : on fait des chiens extrêmement agressifs, des grands, des petits, des poilus, aucune problème. Mais décider de ce qui fait lhumanité de lhomme, de ce qui fait, en particulier, ses capacités créatrices ou de ce quil serait un homme meilleur, un homme idéal, est une absurdité parce que cest, par construction, impossible. Un exemple permet dillustrer cette absurdité.
Lorsque la vie est apparue, il y a 3 milliards 800 millions dannées à peu près, la Terre était vaste et peu occupée par des organismes vivants. Les premiers organismes ont eu énormément de place pour se multiplier. Ils navaient pas à prendre en compte les autres. Le but des organismes vivants est le même que le but de tout système physique : occuper le plus possible despace et détat, occuper tout, avec les moyens dont ils disposent. Un moyen rapide, cest de faire un autre soi-même, de se multiplier. Mais cela ne dure quun temps, car tout dun coup, il faut commencer à prendre en compte lautre. La manière brutale et habituelle, efficace au premier degré, cest de sen débarrasser, le manger et prendre sa place. La première fonction à créer est une sonde, un capteur qui vous dit : Cet autre me ressemble ou ne me ressemble pas. Deuxième fonction : il va falloir utiliser ce capteur pour tuer lautre. Le capteur doit avoir des relais, qui doivent contrôler la synthèse d'un certain nombre de produits toxiques qui vont être ensuite libérés dans lenvironnement de façon à détruire lautre, qui va ensuite être mangé. Ce sont des antibiotiques, inventés ainsi par les bactéries extrêmement tôt. Il y en a dailleurs une grande variété. Cependant la bactérie qui produit les antibiotiques a des petits problèmes, puisquil ne faut pas quelle se tue elle-même. Il faut quelle crée un système dimmunité contre ses propres missiles. Cest un système qui existe, extrêmement répandu dans la nature. Voilà un premier ensemble de fonctions : capteurs, cascade de régulations, sécrétions, immunité. Ensuite, petit à petit, dans la prise en compte de lautre, il y a la coopération, le parasitisme, des relations déquilibre face aux prédateurs, toute une variété de possibilités ; mais il y en a une qui a été inventée plus tard, probablement il y a un milliard dannées, qui est de se mettre ensemble, cest-à-dire faire des organismes multicellulaires. Là se créent de nouvelles fonctions. Créer un organisme multicellulaire amène des contraintes particulières dans lenvironnement, quil faut gérer. Il faut éventuellement une tête, une queue, il y a des problèmes de symétrie, toute une série de problèmes nouveaux à régler pour lesquels il faut inventer des fonctions.
Ainsi petit à petit se sont créés des organismes de plus en plus compliqués, jusqu'aux insectes ou à lhomme. Dans le cas des insectes, par exemple, on sest interrogé récemment sur la façon dont les insectes résistent aux microbes. Ont-ils un mécanisme de défense ? On a injecté des microbes dans les insectes ; quand on injecte un champignon à la mouche drosophile, il se crée une cascade du type juste décrit : un capteur reconnaît le champignon, crée son antibiotique, quon a appelé, de façon appropriée, la drosomycine. On a par ailleurs, au cours des analyses de gènes et de génome, la possibilité de reconnaître les gènes assez facilement : aussi, lorsquon a un produit, lorsquon a une cascade dévénements de ce genre, on peut repérer les gènes correspondants et savoir quels ils sont, où ils se trouvent dans les chromosomes et repérer lensemble de la mécanique correspondante. Or, on sest aperçu quon connaissait déjà cette cascade particulière de résistance. Elle avait été découverte ailleurs, dans un contexte différent, avec une fonction différente. Il sagit dune cascade qui est éveillée transitoirement au cours de la différenciation de lembryon de la larve de la mouche pour en déterminer laxe dorso-ventral, cest-à-dire la position du dos par rapport à la position du ventre. Cette cascade, ce très ancestral mécanisme de fabrication dantibiotiques, a été capturé par les organismes multicellulaires pour déterminer la forme lindividu ! Extrapolons : nous avons des systèmes immunitaires ; si nous survivons aujourdhui, ce nest pas à cause de notre intelligence mais simplement parce que nos ancêtres ont résisté à la peste, au choléra et à la variole. Nous avons un grand ensemble de systèmes immunitaires fonctionnels. On peut alors imaginer que le fait aujourdhui dêtre mis en face dune nouvelle maladie décide de la forme de nos descendants futurs ! C'est typiquement cela qui interdit toute idée possible de pensée eugénique.
Quelques éléments encore nous montreront comment se construisent les organismes vivants. Lordre des gènes dans les chromosomes, le génome, nest pas un hasard, mais est directement lié à larchitecture de la cellule, cest-à-dire quil y a un lien entre la forme du programme et la forme de la cellule. Cela est connu depuis un certain temps chez les organismes multicellulaires. Chez les insectes, on saperçoit que les gènes qui contrôlent les différents éléments du corps sont ordonnés exactement dans le même ordre, de la tête à la queue. Si on prend, par exemple, un de ces gènes et quon le déplace à un autre endroit, on va déplacer les organes correspondants. On peut faire des mouches dans lesquelles on met une patte à la place dune antenne, simplement en déplaçant un de ces gènes. Il y a donc un programme fait de façon modulaire, qui dit séquentiellement comment se font les choses. Si vous comparez les insectes ou nous-mêmes, et les crustacés, vous verrez que le nerf central dans le dos passe sur le ventre et inversement. Chez nous, on a juste une colonne vertébrale dans le dos et tout reste dans le ventre. On sest aperçu que cétait effectivement le même plan chez les crustacés, mais quil y avait deux gènes qui étaient inversés, ce qui inverse le plan dos-ventre chez un animal comme le homard, par rapport à la mouche ... ou à l'homme.
La dernière découverte, qui fait de la mouche lun des modèles de lhomme, est que, chez certains animaux, en particulier chez les mammifères, le plan est le même que celui de la mouche drosophile, exactement dans le même ordre, mais simplement la construction de lhomme est réglée par un quatuor : au lieu dêtre une seule partition quon jouerait une seule fois, on a quatre partitions côte à côte, simultanées, qui déterminent nos segments, car nous sommes segmentés. Il suffit de regarder ses vertèbres et ses côtes pour sen rendre compte. Nous sommes segmentés, mais cela se voit moins parce que, comme dans un quatuor, la partition se déploie : nous avons ainsi des vertèbres qui deviennent tout à fait déformées, qui vont faire une tête, par exemple. On retrouve, malgré tout, à nouveau cette idée dun plan et dune organisation générale.
En résumé, on peut considérer que les organismes vivants sont construits à partir dun programme, que ce programme est très lié à larchitecture générale des organismes, mais il ne faut jamais oublier que ce programme a la particularité, par construction, même en restant strictement déterministe, de créer systématiquement de limprévu.
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L'HOMME ET LE SINGE |
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L’homme et le singe
Michel MorangeIntroduction
Le titre choisi mérite explication. Il ne s’agira pas de comparer l’homme et le singe, l’homme et le chimpanzé puisque celui-ci est notre « plus proche cousin », séparé de nous par 6 millions d’années d’évolution. Ces différences sont « évidentes » : dans la station verticale (ou non) ; dans la taille différente du cerveau, particulièrement de sa partie antérieure, les lobes préfrontaux ; dans les capacités cognitives, et dans l’aptitude à développer un langage ; dans la possibilité d’utiliser et de fabriquer des outils. Ces différences sont étudiées par de nombreux spécialistes de disciplines différentes qui tentent de substituer à une distinction tranchée – possession ou non de telle ou telle caractéristique – une description plus précise des différences.
Mon objectif sera autre. Il s’agira de voir ce que la connaissance des gènes et la comparaison des génomes peuvent apporter à l’explication de l’origine et de la nature de ces différences.
Je chercherai à comprendre ce qui se cache derrière les nombreux titres de journaux qui, ces dernières années, ont annoncé qu’« un seul gène a conduit à l’être humain », décrit « le gène qui nous donne de plus gros cerveaux » ou annoncé que « des scientifiques ont identifié les gènes qui rendent les hommes plus intelligents que les chimpanzés ». Quelle valeur doit-on accorder à de telles affirmations ?
La connaissance que nous avons aujourd’hui des gènes et de leurs séquences est utilisée pour deux usages assez différents ; d’abord, pour positionner des restes humains fossiles sur l’arbre évolutif. La comparaison des séquences d’ADN a permis de confirmer que l’homme de Neandertal n’était pas l’ancêtre de l’homme moderne. Plus récemment, des analyses d’ADN ont montré que certains fossiles humains trouvés en Asie Centrale étaient de type « Homme de Neandertal », ce qui a étendu le territoire peuplé par cette espèce pré-humaine. Dans ces cas, l’information génétique est utilisée simplement comme un marqueur d’identité ou de non-identité. Son contenu informationnel, ce qu’elle nous dit sur les fonctions des gènes, est ignoré. C’est un usage analogue que l’on fait de la technique d’amplification des gènes, la PCR, en police scientifique : les séquences d’ADN permettent d’identifier un criminel (ou d’innocenter un suspect). Elles ne disent rien sur les caractéristiques physiques ou psychologiques de la personne considérée.
La comparaison des génomes peut nous apporter plus : une explication de l’origine et de la nature des différences observées, par l’analyse des fonctions des gènes qui ont varié au cours de l’évolution récente. L’argument que je développerai dans cette conférence est que nous avons tous, scientifiques et non-scientifiques, une vision naïve des variations génétiques qui seraient à l’origine de l’être humain moderne. Le principal mérite des résultats apportés par les comparaisons de génomes est, au moins pour l’instant, de nous obliger à renoncer à cette vision naïve.
Pour ce faire, je vais d’abord considérer les travaux qui se sont focalisés sur des gènes particuliers, dits « candidats » ; puis les résultats apportés par une comparaison globale des génomes. Des recherches précédentes, je tirerai quelques conclusions scientifiques et philosophiques.
De plus amples informations sur les méthodes de comparaison des génomes, les difficultés rencontrées, et les problèmes particuliers posés par le séquençage de l’ADN ancien extrait de fossiles sont données dans les autres conférences de cette série. Je voudrais compléter ces informations par la description des différents types de variation génétique, et la manière de les identifier : celles qui sont « neutres », « positives » ou « négatives ». Une mutation est dite « positive » si elle confère à l’organisme qui la possède un avantage sélectif par rapport aux organismes qui ne la possèdent pas ; plus souvent, une mutation se révèle négative et constitue un fardeau pour l’organisme qui la porte ; plus souvent encore, les mutations sont neutres. Les mutations avantageuses, qui permettent une meilleure adaptation, ont tendance à envahir la population, et les mutations désavantageuses à être éliminées sous l’action de la sélection naturelle. Cette règle de principe ne s’applique cependant pas toujours. Une mutation avantageuse peut être perdue, et une mutation désavantageuse fixée : ceci est particulièrement vrai si la population considérée est formée d’un petit nombre d’individus.
Lorsque l’on compare deux génomes, on observe des différences correspondant à des mutations survenues dans l’une ou l’autre des espèces depuis leur séparation. Il existe deux méthodes qui permettent de savoir si ces variations ont été sélectionnées ou non, si elles étaient positives ou neutres. Le code génétique étant dégénéré – plusieurs triplets différents des nucléotides constituant l’ADN peuvent coder pour le même acide aminé -, toutes les variations de nucléotides ne conduisent pas à des variations d’acides aminés. La première méthode consiste à mesurer le rapport du nombre de mutations qui ont conduit au remplacement d’un acide aminé par un autre sur le nombre de celles qui n’ont pas eu d’effet, et de comparer la valeur obtenue à celle que donneraient des variations aléatoires. Si le rapport est un, l’évolution a été neutre ; si le rapport est plus grand que un, il y a eu une pression de sélection positive en faveur de la nouvelle forme protéique. La deuxième méthode s’intéresse aux séquences d’ADN situées de part et d’autre de la variation étudiée. S’il y a une pression de sélection positive, c’est tout le fragment d’ADN contenant la variation sélectionnée qui va envahir la population, provoquant une diminution de la variabilité génétique naturelle dans les séquences qui entourent la mutation qui a été sélectionnée. Un tel appauvrissement de la diversité est d’autant plus facile à observer que l’action de la sélection naturelle a été récente.
1. L’étude des gènes candidats
Un gène candidat est un gène dont on a de bonnes raisons de penser que ses variations ont contribué aux différences entre l’homme et le chimpanzé. Les raisons peuvent être multiples. Sa « fonction » supposée dans l’organisme peut être un bon critère de choix : l’évidence que des mutations de ce gène altèrent une ou des caractéristiques considérées comme proprement humaines sera un élément important dans la décision d’étudier ce gène; son profil d’expression aussi : un gène exprimé dans les lobes préfrontaux sera examiné avec attention. D’autres critères peuvent s’ajouter : le gène considéré a muté depuis la divergence entre la lignée de l’homme et celle du chimpanzé ; dans certains cas, on sait en outre que ces variations ont été retenues par une pression de sélection positive. Ajoutons que tout chercheur ayant travaillé de nombreuses années sur une famille de gènes aura tendance à considérer que ces gènes sont importants, et à en faire des gènes candidats !
Pour illustrer ces travaux, nous allons considérer quelques exemples de gènes candidats dont la découverte et la caractérisation ont été ces dernières années l’objet d’une couverture médiatique intense.
Le premier exemple est celui du gène MYH16, codant pour une des chaînes lourdes de la myosine. La myosine est une protéine essentielle pour le fonctionnement des muscles. Le gène MYH16 code pour une forme de myosine exprimée dans les muscles de la mâchoire. Une mutation, qui s’est produite il y a 2,3 millions d’années dans la lignée humaine, a inactivé le gène.
Les auteurs de cette étude proposaient que la mutation avait provoqué une diminution importante et brutale de la taille des mâchoires, ce qui avait permis une réorganisation structurale de la face et du crâne, et l’accroissement de taille du cerveau.
Remarquons que cette mutation est survenue relativement tard dans l’évolution humaine, bien après la séparation avec l’ancêtre du chimpanzé. Néanmoins, il est vrai que la taille du cerveau des hominidés s’est accrue depuis deux millions d’années. Le plus difficile à expliquer est autre : quel avantage sélectif immédiat pouvait représenter cette mutation ? Comment les premiers individus, aux mâchoires fonctionnellement déficientes, ont-ils pu survivre en attendant l’avantage sélectif que leur procura, peut-être, l’augmentation ultérieure de taille de leur cerveau ? Ajoutons que l’homme de Neandertal a de grosses mâchoires et… un gros cerveau !
Le deuxième exemple est celui du gène FoxP2, encore appelé « gène du langage ». Les premières observations ont été faites dans une famille britannique dans laquelle une mutation dominante altérait l’expression linguistique. Les individus atteints étaient incapables de mettre en œuvre certaines règles de grammaire comme, par exemple, d’accorder les temps des différents verbes d’une phrase. Une deuxième famille fut trouvée porteuse d’une mutation semblable, mais, par chance, celle-ci correspondait dans cette famille à une translocation d’un chromosome. Pour un généticien un tel type de mutation ouvre la voie à l’isolement et à la caractérisation du gène, ce qui fut fait assez rapidement. Il fut alors montré que ce gène codait pour un facteur de transcription, c’est-à-dire une protéine qui contrôle l’activité d’autres gènes. Le gène a été très bien conservé au cours de l’évolution, mais a muté deux fois dans la lignée humaine depuis sa séparation avec celle du chimpanzé. Les acides aminés changés par la mutation jouent un rôle essentiel dans la fonction de la protéine. Récemment, certaines des gènes cibles de ce gène ont été identifiées : ils codent pour des protéines essentielles au fonctionnement des cellules nerveuses.
Ce gène est fortement exprimé dans le cerveau, et en particulier dans sa partie antérieure. Il est aussi exprimé dans les espèces animales capables, comme certains oiseaux, non seulement d’émettre des sons, mais de les modifier sous l’effet de l’apprentissage. Il est aussi exprimé dans le cerveau des chauves-souris qui émettent des ultrasons pour se repérer dans l’espace et localiser leurs proies, et y a rapidement évolué. L’inactivation du gène chez la souris provoque une modification des signaux sonores émis par ces animaux. L’homme de Neandertal possédait déjà la forme « humaine » du gène, ce qui est compatible avec la taille du cerveau, et les aptitudes cognitives importantes de cette espèce pré-humaine.
Tous ces résultats ont contribué à faire de ce gène « le gène du langage ». Bien qu’humoristique, le dessin qui accompagnait l’annonce par le journal Nature de la caractérisation de ce gène était révélateur : on y voyait un cochon entre deux fermiers. L’un de ces fermiers désignait l’animal comme celui qui avait reçu l’implant génétique ; le cochon, lui, s’interrogeait sur le menu du dîner, craignant d’en être le plat de résistance.
Peu de gènes ont suscité autant d’études, et l’utilisation tous azimuts des techniques les plus sophistiquées de la biologie moderne. L’abondance des données recueillies montre que ce gène ne peut être « le gène du langage humain ». Il faut réexaminer toutes les expériences car je n’ai jusqu’ici retenu, comme le font d’ailleurs souvent les auteurs de ces travaux, que les résultats qui étaient favorables à l’hypothèse que ce gène était « responsable » du langage humain.
Les individus dont le gène est muté ne sont pas affectés seulement dans leur expression orale, mais ils présentent un ensemble de déficits cognitifs, et une altération du contrôle des muscles de la bouche et de la face. Le déficit est inscrit dans la structure cérébrale, puisqu’il est facilement détectable par des examens d’IRM. Le gène FoxP2 est exprimé dans de nombreux autres organes que le cerveau. Il intervient rarement seul, mais souvent en association avec d’autres gènes de la même famille comme FoxP1.
Le gène FoxP2 n’est donc pas le gène du langage humain. Mais il n’en est pas pour autant un gène inintéressant : il mérite d’être étudié avec soin. La complexité des résultats obtenus à partir de l’étude de ce gène montre bien la complexité du problème à résoudre, et l’inadaptation de nos modèles tellement naïfs. Le langage humain n’est certainement pas apparu en un jour, sous l’effet d’une seule mutation, mais la variation du gène FoxP2 a peut-être participé à la longue série de mutations qui ont conduit à l’être humain moderne.
L’exemple des gènes de microcéphalines est analogue à l’exemple précédent, même s’il est moins riche. La mutation de ces gènes provoque dans l’espèce humaine la formation de cerveaux de petite taille : un argument indirect pour suggérer que la forme normale du gène contribue à la formation du « gros » cerveau de l’homme, hypothèse qui est en bon accord avec le rôle apparent de ces gènes dans la division cellulaire. Ces gènes sont exprimés dans le cerveau en formation. Des variants de deux au moins de ces gènes ont été sélectionnés positivement au cours du processus de formation de l’être humain moderne.
Si on a beaucoup parlé de ce gène, c’est en grande partie à cause des résultats obtenus par un chercheur américain d’origine chinoise Bruce Lahn. La pression de sélection sur ces gènes n’aurait pas disparu : ils continueraient à évoluer sous nos yeux. En particulier, certains variants se seraient rapidement répandus depuis 30 000 ans dans la population humaine, et seraient aujourd’hui devenus dominants dans les populations asiatiques et européennes, mais seraient restés minoritaires dans les populations africaines. Bruce Lahn reliait l’expression de ces formes géniques particulières à la révolution néolithique, puis à l’apparition des premières civilisations.
Ces résultats ont fait beaucoup de bruit. La valeur de ces observations a été contestée. Aucune différence de quotient intellectuel n’a été trouvée entre les individus porteurs des différentes formes de ces gènes. On voit encore sur cet exemple combien sont grands les risques de schémas simplistes et de conclusions hâtives.
Parmi les gènes dont on a beaucoup parlé ces dernières années, figure aussi le gène HAR1F codant pour un ARN régulateur, et les gènes codant pour les protéines SIGLEC. Le premier bénéficie de l’attention portée aujourd’hui aux ARN régulateurs, dont on a découvert le rôle depuis seulement quelques années.Il est exprimé dans le cerveau humain en formation, dans des cellules dont on connaît le rôle majeur pour la mise en place des différentes couches du cortex. Les seconds sont moins nobles puisqu’ils codent pour des protéines exprimées à la surface de nombreuses cellules de l’organisme, en particulier les cellules du système immunitaire. Les variations de ces gènes pourraient avoir des effets majeurs sur la possibilité pour tel ou tel virus ou bactérie d’interagir avec les cellules de l’organisme, ce qui expliquerait les différences bien connues de sensibilité aux infections entre l’être humain et le chimpanzé. Nous ne sommes pas que des cerveaux : les différences être humain/chimpanzé sont multiples !
De ce rapide tour d’horizon, il est possible de tirer quelques conclusions. La première est qu’il ne faut pas passer trop vite du déficit à la fonction. Qu’une mutation d’un gène empêche un processus de se produire n’implique pas que ce gène soit celui qui contrôle ce processus. De même, il ne faut pas, dans le tableau des rôles d’un gène et des effets de son inactivation, privilégier les résultats qui sont en accord avec l’hypothèse retenue, et négliger les autres effets moins facilement interprétables. En outre, l’action d’un gène nécessite, presque toujours, celle d’autres gènes. Dans le cas de FoxP2, les gènes cibles, ceux que contrôle FoxP2, sont aussi importants pour comprendre son rôle et les effets de sa mutation que celui-ci. Or ces gènes cibles n’ont pas forcément varié ente l’homme et le singe, et ont donc pu échapper à la recherche des différences génétiques.
2. Résultats apportés par les approches systémiques
Les difficultés, décrites précédemment, d’une approche ciblée sur des gènes candidats ont conduit beaucoup de chercheurs à privilégier une approche plus systématique autorisée par la connaissance de la séquence complète des génomes, consistant à rechercher toutes les variations génétiques sans a priori sur leur importance relative.
La première difficulté à laquelle se heurte une telle approche systématique est le grand nombre de variations. Si le pourcentage de variations ponctuelles (par substitution d’une base à une autre dans l’ADN) est faible – la valeur admise aujourd’hui est de 1,23% -, cela représente néanmoins, pour un génome de 3 milliards de paires de bases, le chiffre de 37 millions de variations élémentaires ! Auxquelles il faut ajouter l’insertion ou la délétion de courtes séquences d’ADN, les indels, et les événements plus importants comme la duplication de gènes ou de parties de chromosomes. On considère aujourd’hui que la « vraie » différence entre l’être humain et le chimpanzé, tenant compte de tous ces types de variations, est de l’ordre de 6 à 7%.
Parmi toutes ces variations, une petite partie seulement est responsable des différences observées entre l’être humain et le chimpanzé. La difficulté est qu’il est impossible, a priori, de savoir lesquelles. On peut, comme nous l’avons vu, repérer parmi les gènes qui ont varié, ceux qui l’ont fait sous l’action de la sélection naturelle. Un tel exercice a été tenté sur la moitié du génome de l’être humain et du chimpanzé. Depuis la séparation de l’ancêtre commun, 154 des gènes humains ont varié sous l’action de la sélection naturelle et 233 des gènes du chimpanzé : résultat que l’on pourrait résumer en disant que, contrairement à ce que nous penserions sans doute intuitivement, la sélection naturelle a plus façonné le chimpanzé que l’être humain. Les résultats ne sont pas meilleurs si l’on s’intéresse aux fonctions des gènes qui ont été sélectionnés positivement. Si l’on retrouve bien dans la lignée humaine le gène FoxP2, la catégorie fonctionnelle de gènes qui a le plus évolué est celle des gènes codant pour les enzymes intervenant dans le métabolisme des acides aminé ; un changement qui est peut-être la conséquence de la modification des habitudes alimentaires entre le chimpanzé et l’être humain.
La duplication des gènes est considérée depuis longtemps comme un des mécanismes évolutifs permettant la création de « nouveauté » : une des copies du gène dupliqué peut conserver la fonction ancestrale, et l’autre copie acquérir de nouvelles fonctions. La comparaison être humain/chimpanzé semble cette fois plus en faveur de l’être humain. Depuis l’ancêtre commun, le génome humain a acquis 689 nouveaux gènes par duplication (et perdu 86 gènes), et le génome du chimpanzé n’en a acquis que 26 et perdu 729. Mais les valeurs obtenues pour l’espèce humaine n’ont rien d’exceptionnel. Depuis la séparation de leur dernier ancêtre commun, séparation deux fois plus ancienne que celle de l’être humain et du chimpanzé, les souris et les rats ont acquis respectivement 1405 et 1355 gènes par duplication (et perdu 562 et 1120 gènes). Et après qu’ils se soient séparés de leur ancêtre commun et jusqu’à ce qu’ils se soient différenciés à nouveau pour donner les chimpanzés et les êtres humains, les primates ont perdu des gènes (160) alors que les rongeurs en ont acquis près de 1400 avant de se différencier en rats et souris ! Lorsque l’on centre les études sur la duplication des gènes, rien de particulier ne distingue l’espèce humaine des autres espèces.
Un dernier ensemble d’études a porté non pas sur la structure des gènes, mais sur leur taux d’expression, c’est-à-dire sur la quantité de protéines qui est produite à partir de l’information génétique qu’ils contiennent. L’idée que les événements importants de l’évolution ont pu être, non pas des variations de la structure des gènes, mais des variations de leur taux d’expression, est ancienne. Elle a été clairement formulée dès que la distinction entre gènes structuraux et gènes régulateurs a été introduite par Jacques Monod et François Jacob dans les années 1960. Elle fut confortée par la découverte, dès 1975, par Mary-Claire King et Allan Wilson, que les génomes de l’être humain et du singe étaient peu différents : l’interprétation qui s’imposa alors était que quelques mutations avaient touché des gènes régulateurs essentiels, et affecté ainsi l’expression d’un grand nombre de gènes. Un tel modèle permettait de concilier le faible taux de variation génétique entre l’être humain et le chimpanzé, et l’importance des différences morphologiques et fonctionnelles.
Les techniques de la post-génomique permettent d’estimer rapidement les différences d’expression génétique entre des organismes génétiquement proches. Appliquées à l’être humain, au chimpanzé et au singe rhésus, par le groupe de Svante Pääbo, ces techniques révélèrent des différences significatives. Alors que la comparaison des profils d’expression des gènes dans le foie et le sang montrait des différences faibles, et directement proportionnelles au temps depuis lequel les espèces avaient divergé, dans le cerveau une forte différence d’expression semblait s’être produite spécifiquement dans la lignée humaine.
De telles études exigent que l’on dispose d’ARN de bonne qualité, ce qui est difficile quand on opère comme ici à partir de prélèvements post mortem. La valeur de ces premiers résultats a, pour cette raison, été critiquée. Des études plus récentes conduites par le même groupe sur des échantillons de qualité contrôlée ont abouti à des résultats totalement opposés. Les différences d’expression observées entre l’être humain et le chimpanzé peuvent être expliquées par un modèle de variation neutre, aléatoire. Seul le testicule montre, parmi les différents organes testés, un taux de variation plus élevé, et les signes d’une sélection positive, peut-être corrélée à la place prise par la sélection sexuelle chez les primates. Le cerveau est l’organe dans lequel l’expression des gènes a le moins varié ! Avec beaucoup d’efforts, les auteurs de ces études pensent pouvoir distinguer une variation d’expression plus forte dans certaines zones du cerveau, comme les lobes préfrontaux. Les gènes concernés seraient impliqués dans le métabolisme oxydatif du glucose. Ce résultat nous rappelle que la pensée a besoin de carburant, de sucre : il est difficile cependant de ne pas admettre que ce n’est sans doute pas le type de résultats dont on avait rêvé !
3. Quelques conclusions scientifiques et philosophiques
La première conclusion à tirer de la comparaison, soit ciblée, soit systématique des génomes de l’être humain et du chimpanzé était bien illustrée par la petite histoire que racontait Jeff Hecht, sur les découvertes sensationnelles qu’aurait faites une chercheuse comparant le génome de l’homme de Neandertal et celui de l’être humain. L’échange génétique entre ces deux espèces aurait été faible, mais non nul, et l’être humain moderne aurait récupéré de l’homme de Neandertal le gène de l’abstraction et du don pour les mathématiques. Par contre, l’être humain moderne posséderait en propre un gène impliqué dans les relations sociales et l’art du management.
Ce qui nous fait sourire dans cette petite histoire est que le résultat soi-disant obtenu est différent de celui que nous aurions intuitivement attendu. Ce qui nous distingue, n’est-ce pas ce don pour l’abstraction, dont les mathématiques sont l’expression même ?
La réalité des résultats expérimentaux obtenus jusqu’à aujourd’hui devrait aussi nous faire sourire car elle est exactement l’inverse de ce que nous aurions spontanément attendu. Depuis que les lignées de l’être humain et du chimpanzé ont divergé à partir de leur dernier ancêtre commun, la lignée humaine n’a pas plus « évolué » que celle du chimpaneé, ni au niveau de la structure des gènes, ni à celui de leur expression. Pis, la majorité de ces évolutions ont été neutres et, globalement, nous ne sommes pas le résultat de la « success story » de variations avantageuses. Dans les rares cas où il y a eu sélection, celle-ci a souvent concerné d’autres caractéristiques que celles que nous considérons comme humaines.
La première conclusion est qu’il nous faut donc chasser la vision naïve que nous avons de l’évolution humaine : quelques variations génétiques touchant des gènes aux fonctions « supérieures » auraient permis de faire de l’être humain ce qu’il est : un être debout, aux capacités cognitives supérieures.
La réalité est autre. La formation de l’être humain moderne est le résultat d’un grand nombre de variations, beaucoup neutres mais « fixées » dans l’espèce humaine. Les gènes qui ont varié n’ont rien « d’humains », et les fonctions qu’ils ont sont très diverses.
Tous ces résultats n’ont rien de surprenant pour un spécialiste de l’évolution. La seule surprise vient de ce qu’ils s’appliquent à nous, à notre propre évolution. Rappelons quelques résultats, plus ou moins récents, de la biologie évolutive, dont les observations faites récemment sur l’être humain et son plus proche cousin ont simplement démontré la validité. Il n’y a jamais d’évolution linéaire, allant dans un sens ; les fossiles des hominidés dont on dispose montrent au contraire une évolution buissonnante où les différentes caractéristiques humaines apparaissent séparément, mélangées à des caractéristiques archaïques. L’apparition de nouvelles caractéristiques et le phénomène de spéciation ne sont d’ailleurs pas forcément liés, pas plus dans les espèces d’hominidés que dans les autres espèces animales.
L’apparition de l’être humain moderne est un processus historique qui a duré plusieurs millions d’années, et dont les premiers pas ne permettaient pas de prévoir ce que serait le résultat final. Certaines des variations initialement fixées, d’abord neutres ou sélectionnées pour une première fonction, ont pu être ensuite sélectionnées pour l’avantage qu’elles apportaient à la réalisation d’une autre fonction, ce que les évolutionnistes appellent un processus d’exaptation. Il y a une confusion qui est entretenue par le sens ambigu du terme « origine ». L’origine peut simplement désigner le premier événement qui est survenu au cours de l’histoire. Mais l’origine est souvent aussi conçue comme l’événement qui, en lui-même, contenait déjà les développements futurs. Or ceux-ci peuvent n’être qu’une conséquence très indirecte des événements initiaux.
Ajoutons deux autres considérations pour mieux souligner cette relation complexe entre les variations génétiques, et l’évolution humaine. Supposons que l’un des gènes qui ait varié soit un gène régulateur de la transcription, et que cette variation ait permis la surproduction de facteurs de croissance qui, à leur tour, ont provoqué le développement des lobes préfrontaux. Considérons les gènes codant pour ces facteurs de croissance cellulaire : ils n’ont en rien varié structuralement au cours de l’évolution humaine. Pourtant leurs caractéristiques représenteraient, si ce scénario était exact, une partie de l’explication de l’évolution humaine.
Il est évident aussi que pour comprendre ce qui s’est passé pendant ces six millions d’années, il faudra quitter le niveau moléculaire et s’intéresser aux interactions entre cellules et à la structure du cerveau, puis aux relations entre cette structure et les capacités cognitives dont elle a permis le développement. La description moléculaire ne sera pas suffisante, et il sera nécessaire de faire appel aux compétences de spécialistes d’autres disciplines.
Concluons sur la prudence avec laquelle il faut tirer des conclusions philosophiques et éthiques de ces observations scientifiques. Beaucoup d’auteurs ont parlé de la leçon de modestie que nous infligerait cette petite distance génétique de 1% avec notre plus proche cousin. Nous avons vu que cette valeur est devenue un mythe, et que si l’on fait la somme de toutes les variations, la valeur réelle est plus forte. Mais, de toute façon, même 1% représente plus de 30 millions de différences élémentaires entre l’être humain et le singe. S’agit-il là d’une petite différence ? Et même si cette valeur était encore plus faible, qu’est-ce que cela nous dirait sur l’importance que ce petit nombre de variations a pu avoir ? Ne confondons pas variation quantitative et variation qualitative.
Et pourquoi parler, comme certains auteurs le font, d’accidents pour désigner ces variations ? Bien sûr, ces variations sont aléatoires. Mais les effets qu’elles ont provoqués ne sont pas aléatoires, dans le sens où ils dépendent des autres constituants de l’organisme, et de l’environnement en général. Nous ne sommes pas un accident de l’histoire, mais le produit d’un long processus historique initié par des variations aléatoires.
Pour en savoir plus :
Pennisi E. 2006 Mining the molecules that made our mind ; Science 313 1908-1911
Vargha-Khadem F., Gadian D. G., Copp A. et Mishkin M. 2005 FOXP2 and the neuroanatomy of speech and language ; Nature Reviews/Neuroscience 6 131-138
Khaitovich P., Enard W., Lachmann M. et Pääbo S. 2006 Evolution of primate gene expression ; Nature Reviews/Genetics 7 693-702
Pääbo S. 2001 The human genome and our view of ourselves ; Science 291 1219-1220
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